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En Colombie, le rap des indigènes déplacés de guerre


Avec leur groupe de rap, Embera Warra, les frères Walter et Gonzalo Queragama racontent en langue indigène la violence qui les a arrachés à leur terre natale jusqu’à leur quotidien de réfugiés à Bogota.

Toute la nuit, micro en main, Gonzalo et Walter Queragama restent debout à enchaîner les couplets de leurs raps. Dans une pièce exiguë d’un quartier populaire de Bogota, ces jeunes rappeurs indigènes chantent en langue embera la violence qui les a chassés de leurs terres ancestrales en Colombie. Les deux frères se sont fait connaître avec Desplazado («Déplacé»), un clip sous-titré vu des milliers de fois sur YouTube, où ils chantent dans un bidonville de la capitale colombienne.

Leur duo, baptisé Embera Warra («fils indigènes»), conte le calvaire de l’exil et les difficultés d’un quotidien de misère pour les centaines d’Emberas qui ont dû quitter leur Chocó natal (département du nord-ouest, dont la population est majoritairement afro-colombienne) pour tenter d’aller chercher «une vie digne» dans la mégapole de huit millions d’habitants.

En 2013, Gonzalo et Walter ont fui une première fois les combats entre l’armée, les paramilitaires et la guérilla qui ravageaient leur territoire, un paradis naturel de jungle épaisse sur les rives de l’océan Pacifique, en partie livré à la loi des groupes armés. Ils reviennent peu après, mais, en 2018, les coups de feu les chassent de nouveau, cette fois-ci définitivement. Comme eux, quelque 1 200 Emberas ont trouvé refuge dans la capitale colombienne, selon les autorités. On croise souvent leur chemin aux carrefours des quartiers privilégiés de Bogota, où des mères de familles, leurs enfants sur les bras, vendent à même le trottoir un petit artisanat de colliers de perles colorées.

Je veux laisser un message à tous les miens pour qu’ils écoutent cette histoire, cette culture, cette langue

Les frères Queragama sont peu loquaces, mais dès que le son se fait entendre sur la piste de danse, ils chantent alors sans discontinuer. Gonzalo, 25 ans, a écrit quelques couplets sur un papier : «Mu nawa nesi mi duade kirisio», sont quelques-uns des passages accrocheurs de leur dernier morceau qui, espèrent-ils, deviendra leur nouveau tube. Son titre : «Je suis en terre étrangère».

Gonzalo et son frère aiment à rapper au son des chants traditionnels, des tambours et des flûtes typiques de leur communauté. Leur producteur, Julio «Mismo Perro» Piñeros, s’est chargé de mélanger ce cocktail sonore avec les rythmes du «langage hip-hop universel». «Ils ont déjà leur propre style», explique l’expert vêtu à la mode des rappeurs latinos, casquette vissée sur la tête et vêtements amples. Ce sont «des Emberas, mais avec la saveur des rues de Bogota», décrit Mismo Perro en écoutant les enregistrements sur son ordinateur.

«Je veux laisser un message à tous les miens pour qu’ils écoutent cette histoire, cette culture, cette langue», dit dans un espagnol timide Gonzalo, bonnet des Los Angeles Lakers vissé sur la tête et t-shirt «oversize» aux couleurs des Chicago Bulls et frappé de la fameuse silhouette de Michael Jordan. Les Queragama sont venus grossir les rangs des plus de huit millions de déplacés de guerre en Colombie. Après les communautés noires, les indigènes sont les plus touchés.

Dans un auditorium de la capitale, le duo se produit avec d’autres artistes victimes du conflit. «Nous sommes déplacés, ici à Bogota. Nous ne venons pas pour le plaisir, nous cherchons de bons projets pour notre communauté», clame leur chanson dans sa version originale. Walter, 23 ans, cheveux verts et jaunes, termine son chant par un bref discours : «Je sens que certaines personnes me soutiennent (…) c’est pour cela que je chante (avec) énergie.»

Pendant des mois, le duo Embera Warra a vécu, avec plusieurs centaines d’autres membres de leur communauté, dans un parc squatté au cœur de la capitale, affrontant le mépris et parfois le racisme des habitants. En mai 2022, la mairie a transféré les Emberas dans un centre d’hébergement, une vieille école où la communauté vit aujourd’hui entassée, mais au moins protégée des intempéries.

À Bogota, il est «un peu difficile de vivre», reconnaît Gonzalo. «Nous n’avons pas d’argent et il y a beaucoup de gens qui ne savent pas parler (espagnol) et qui ne savent pas comment chercher du travail.» Pour assurer le quotidien, Gonzalo, l’aîné, fabrique des colliers de perles, tandis que Walter est un «yerbatero», celui qui soigne avec des remèdes maison à partir de plantes.

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