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[Cinéma] «Tchaikovsky’s Wife», l’amour à sens unique


Consumée par ses sentiments, Antonina est prête à endurer n’importe quoi pour rester près de «son idole», dit Kirill Serebrennikov.

En racontant l’histoire de désamour entre Tchaïkovski et sa femme, Antonina, Kirill Serebrennikov livre une expérience baroque, mais historiquement précise, et une parabole qui dépasse son sujet.

Pour le dernier long métrage qu’il a réalisé alors qu’il était encore sous le coup de la censure et assigné à domicile par le gouvernement russe, Kirill Serebrennikov s’est attelé au film d’époque. Un vrai film en costumes, autour d’une figure que le cinéaste dissident rêvait de mettre en scène depuis longtemps : le compositeur Piotr Illitch Tchaïkovski, figure fondamentale du romantisme russe.

En accord avec le non-respect des conventions qui le définit si bien, Serebrennikov s’interdit de livrer la biographie convenue. Tchaikovsky’s Wife n’est pas plus le récit de la vie d’Antonina Miliukova, par ailleurs. C’est l’histoire d’un amour à sens unique, celui que la jeune apprentie pianiste porte à un maître beaucoup plus âgé qu’elle et qui cache son homosexualité. Mais Antonina, consumée par ses sentiments, est prête à endurer n’importe quoi pour rester près de «son idole», «le dieu le plus important pour elle», dit le réalisateur.

Kirill Serebrennikov confesse qu’il voulait faire de cette histoire «un thriller psychologique», alimenté par une simple envie, sa porte d’entrée pour le projet : «Tchaïkovski, pour moi, est comme un objet volant non identifié : tout le monde le connaît, mais personne ne sait rien de lui.» De quoi alimenter les fantasmes? Pas pour le cinéaste, qui a basé son travail sur deux ouvrages biographiques et les correspondances que Tchaïkovski a entretenues avec ses frères, les jumeaux Modeste et Anatoli, et avec Antonina. «La quasi-totalité des répliques du film sont vraies», revendique-t-il.

Ce qui n’a pas empêché le trublion de corser les choses… dès le plan-séquence d’introduction, expérience baroque et tendue dont lui seul a le secret. Tchaïkovski (Odin Biron) vient de mourir et débarque Antonina (Aliona Mikhaïlova), en tenue de deuil, à la veillée. La caméra la suit, entre dans la somptueuse demeure, puis grimpe l’escalier en colimaçon jusqu’à la chambre où repose le défunt. La mise en scène est digne des grandes fresques historiques, jusqu’au twist : le mort ouvre les yeux et sort de son repos éternel pour crier sa haine sur sa femme.

(Être homosexuel aujourd’hui en Russie), c’est bien pire que du temps de Tchaïkovski!

Qui était Antonina Miliukova, qui a sacrifié jusqu’à sa propre identité pour ne plus se définir elle-même que comme «la femme de Tchaïkovski»? Pour Kirill Serebrennikov, «la vie de cette femme était d’autant plus intéressante qu’elle est souvent considérée comme une idiote incapable d’apprécier le talent de Tchaïkovski, de rester digne à ses côtés. J’ai donc eu envie de creuser, d’en savoir plus.» Le nœud du problème illustre à merveille la complexité de leur relation : deux êtres qui se désunissent – lui ne se manifeste que par son insensibilité, elle s’enferme dans son illusion amoureuse – mais qui ne parviendront jamais à officialiser leur séparation. Les conditions du mariage étaient pourtant claires, à commencer par la première de la liste : que Tchaïkovski se refuse à son amour. Ce qu’Antonina accepte sans même les considérer.

Sans l’expliciter, Tchaikovsky’s Wife raconte aussi la mise au ban des homosexuels dans la Russie impériale. Et Serebrennikov de se fendre d’un constat : sous Poutine, «la violence» de l’œÉtat russe à l’égard des homosexuels et de la communauté LGBTQ a atteint un niveau «d’hystérie». «C’est bien pire que du temps de Tchaïkovski», quand on pouvait vivre ouvertement son homosexualité dès lors que l’on appartenait aux hautes sphères de la société – y compris parmi les proches du tsar.

Kirill Serebrennikov, ouvertement homosexuel et militant des causes LGBTQ, a pu quitter la Russie il y a un an, au lendemain du début de la guerre en Ukraine, et s’installer à Berlin. Il analyse l’attitude du peuple russe face aux sanctions réservées aux homosexuels comme aux citoyens dissidents ou qui ont osé s’opposer à la guerre : «C’est un vrai retour à l’Union soviétique, où tous levaient la main pour dire qu’ils étaient d’accord et pestaient ensuite chez eux contre le pouvoir en place.»

Le film, cela va sans dire, n’a pas été montré en Russie et n’a reçu aucune subvention de l’État russe. Un nom au générique n’échappera pourtant à personne : celui du milliardaire Roman Abramovitch, ex-propriétaire du club de football de Chelsea et ancien proche de Vladimir Poutine, qui a aidé au financement du film via le fonds de soutien à la création cinématographique Kinoprime, qu’il a fondé en 2019. Que le nom d’Abramovitch soit associé au plus éminent détracteur du pouvoir en place avait fait grincer des dents, et ce, dès la première projection cannoise, en mai 2022. À charge pour le réalisateur de balayer la controverse. Pour lui, Abramovitch est «un véritable mécène des arts». «J’ai juste dépensé (son) argent», assurait-il.

Cette grandiose histoire de destruction, qui enferme le spectateur dans une ambiance vénéneuse – à l’image d’Antonina, qui passera le plus clair des vingt ans suivant la mort de son mari en asile –, on peut la lire aujourd’hui à la lumière du conflit ukrainien. La violence émotionnelle de cette relation, la souffrance éprouvée, l’amour vu par le prisme de l’obsession et de la possession et le fait que «toute cette histoire ne traite au fond que de l’hypocrisie», tout ici prend la forme d’une parabole qui dépasse largement son sujet. Jusqu’à ce que la folie les sépare…

Tchaikovsky’s Wife,
de Kirill Serebrennikov.

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