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[Bande dessinée] Chez les pionniers d’un autre vivre-ensemble


(Photo : futuropolis)

De l’intime à l’universel, du présent au passé, Emmanuel Lepage multiplie les allers-retours dans le très beau Cache-cache bâton, récit autobiographique et documentaire sur la communauté utopique qui l’a vu grandir.

Lorsque l’on est enfant, «on ressent plus que l’on ne comprend», écrit Emmanuel Lepage. Du caractère inhabituel de ses plus jeunes années, l’auteur ne s’en est rendu compte qu’à l’âge de 26 ans, en 1992. Après un chantier long de trente ans sort Cache-cache bâton, à la fois histoire autobiographique, multibiographique, enquête journalistique et fresque sociale. Emmanuel Lepage, artiste-bourlingueur que l’on connaît pour ses BD documentaires autour du monde (La Lune est blanche, Voyage aux îles de la Désolation, Un printemps à Tchernobyl…), entreprend cette fois un voyage dans son propre passé. Il se remémore ses cinq années vécues au Gille Pesset, habitat communautaire et utopique conçu dans un village breton par une poignée de familles – dont les Lepage – qui imaginaient alors un nouveau mode de vie, à la fois ouvert sur la société et aux valeurs radicalement différentes du monde dans lequel elles se sont formées.

Dans les premières pages, l’auteur cite le mouvement Nuit debout et la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes. «J’aime les gens qui rêvent de tout remettre à plat», dit-il. Des mouvements récents qui s’inscrivent dans la lignée des expériences d’un «vivre-ensemble autrement», dont le Gille Pesset s’est posé en pionnier avant même les bouleversements sociaux de Mai-1968. «On n’était pas de ces communautés qui ont éclos après 1968. Il n’y a pas de confusion possible. C’était « un groupe d’habitats avec une densité relationnelle forte »», confie à l’auteur Yves Arnaud, l’un des fondateurs du Gille Pesset, qui y vit encore aujourd’hui. Alors, pour Emmanuel Lepage, sa fresque vise aussi à répondre à deux questions : comment six familles ont développé ensemble l’idée d’un habitat communautaire, et qu’est-ce qui a poussé les Lepage à quitter ce lieu utopique au bout de cinq ans?

Le roman grahique, dense (300 pages), se divise ainsi en deux parties : dans la première, l’auteur déroule les dimensions historique, sociale et sociologique derrière l’aventure. Il y raconte ses rencontres avec les différentes familles et, si l’ouvrage commence par une longue plongée dans l’histoire de Jean-Paul et Marie-Thérèse Lepage, il précise que ses parents furent les derniers qu’il a interviewés lors de son travail de recherche. Toujours est-il qu’en remontant jusqu’aux années d’après-guerre et en multipliant les points de vue, Emmanuel Lepage rapporte un courant de la pensée sociale, philosophique et spirituelle qui a abouti à la création de ce lieu de vie unique à l’époque… et des désaccords qui ont suivi.

Car, loin des attitudes contestataires des communautés post-1968, la communauté du Gille Pesset trouve son origine dans le scoutisme, ses fondateurs ayant grandi dans des familles de la droite catholique traditionnelle, avant de militer au sein du mouvement humaniste chrétien La Vie Nouvelle. C’est là que vont se former les consciences, aidées par la «révolution» Vatican II et les changements dans la société. Être catholique et socialiste (voire marxiste), avoir la foi et militer contre le célibat des prêtres et en faveur des moyens de contraception, c’est possible! On découvre la pensée et la ferveur de ces irréductibles qui rêvaient aussi de faire entrer l’Église dans l’ère moderne, avant la désillusion et la reconstruction, ensemble, d’un nouveau monde.

Puis, à mi-parcours, place aux souvenirs de cet enfant qui vit heureux en communauté, entouré de beaucoup d’autres de son âge. Des souvenirs lointains, désordonnés, réinventés même. Petit, Emmanuel Lepage a la vue défaillante, et s’échappe dans les jeux (dont le «cache-cache bâton») et le dessin. C’est au Gille Pesset qu’il trouve, déjà, sa voie. L’aspect documentaire, souligné par le noir et blanc (le présent) et le sépia (l’histoire), disparaît au profit de formidables dessins aux couleurs chatoyantes, en opposition aussi à la Bretagne décharnée qu’il dépeint aujourd’hui. Ce mode de vie nouveau, unique, pensé par des adultes mais dans lequel s’épanouiront surtout les plus jeunes. Une façon habile, aussi, de rebondir sur les «communautés» plus récentes, que l’auteur rencontre aussi, et qui sont basées sur la confiance. Ce qui a fait défaut, un temps, au Gille Pesset, au désavantage de la famille Lepage. L’auteur l’affirme sans détour : «On est de son enfance.» Avec Cache-cache bâton, Emmanuel Lepage a enfin rattrapé, à 56 ans, ce après quoi il a couru toute sa vie.

Cache-cache bâton, d’Emmanuel Lepage.
Futuropolis.

L’histoire

Comprendre pourquoi ses parents et cinq autres couples, venus de milieux différents, se connaissant à peine, ont un jour décidé de faire «communauté». Saisir pourquoi, aujourd’hui comme hier, des gens inventent d’autres façons d’être ensemble. Pour comprendre, il faut interroger, écouter, plonger dans ses souvenirs. En partant de son récit familial, Emmanuel Lepage retrace une histoire sociale de la France des années 1960 et 1970, comme il interroge les tentatives d’aujourd’hui de «tout remettre à plat».

Pour nos parents, le Gille Pesset est une idée, une utopie… Mais pour moi, il est le monde

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