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[Portrait] Richtung 22, la révolte saine des «sales gosses»


En 2022, Richtung 22 a écrit, imprimé à 15 000 exemplaires et distribué dans tout le sud du pays un journal, La lingua rossa della Minett.

Après une année 2022 bien remplie, Richtung 22 a rangé la perruque de Fancy Grey (leur parodie de Nancy Braun, directrice générale d’Esch 2022) et fait le point sur son passé, son présent et son avenir. Le collectif satirique, toujours prêt à «vexer les Luxembourgeois dans leur langue», se raconte en français, mais sans tabou.

On est assez peu, fin janvier, dans les bureaux de Richtung 22. Après avoir été omniprésent en 2022, y compris hors de la capitale européenne de la culture – en manifestant, fin novembre, contre l’ouverture de la prison à Sanem –, le collectif a bien mérité un peu de repos. Pourtant, «on a encore beaucoup de choses à faire et beaucoup d’autres à prévoir pour l’année prochaine», prévient-on.

«C’est une phase très intense qui vient de se terminer pour nous», bien que les projets entrepris pour la capitale européenne de la culture «ne sont pas complètement finis : on va sortir un album, terminer notre rapport pour Esch 2022 et faire les comptes». Alors on continue de travailler, à distance pour beaucoup des membres du collectif artistique, satirique et militant, qui, hors de leurs œuvres et actions, n’apparaissent pas à visage découvert et préfèrent garder l’anonymat, une forme de protection.

Il est de toute façon impossible de décrocher, surtout maintenant que la Ville a choisi de ne plus subventionner le collectif, décision qui s’applique aussi à d’autres associations artistiques «à taille humaine» basées à Esch.

D’ailleurs, c’est tout le Bâtiment 4, au dernier étage duquel est installé Richtung 22, qui semble désert. Ce qui est assez révélateur du manque de considération de la commune envers les artistes locaux, loin des beaux discours martelés tout au long de l’année dernière soutenant que, oui, Esch est une ville de culture, et de culture durable. Mais qui choisit sciemment qui va la porter – la Konschthal, les Francofolies, la Nuit de la culture…

«Des trucs très bien mais qui n’aident absolument pas la scène culturelle luxembourgeoise.» Richtung 22 avait senti la duperie se profiler dès la publication du plan de développement culturel de la ville : «Tout est embelli par des éléments de langage, des belles phrases qui font passer le message, très transparent, qu’Esch doit avoir l’air d’être une ville culturelle, et non pas qu’elle le devienne.»

La cerise sur le gâteau, donc, est qu’aujourd’hui, «tout s’écroule» pour bien des artistes et groupes d’artistes qui, après 2022, misaient sur la possibilité de voir plus grand. Richtung 22, qui s’est battu auprès de la commune et d’Esch 2022 – qui tous deux se sont dédouanés de toute responsabilité – pour soutenir la culture locale, a finalement obtenu du ministère de la Culture une enveloppe remise à la commune, à destination de «tous ceux qui ont fait partie de l’appel à projets» d’Esch 2022.

«Le truc, c’est que la moitié de l’enveloppe a disparu. On ne sait pas où est allé l’argent ! Maintenant, c’est cette autre moitié qui sera redistribuée pour tout le monde. Nous, on a eu 300 000 euros avec l’appel à projets Esch 2022. Avec cette enveloppe, les plus chanceux auront peut-être 20 000 balles… Et il est clair que si la somme qu’on nous donne laisse crever les autres artistes, on n’en voudra pas!» «En réalité, Esch est une ville hostile pour beaucoup d’artistes», tranche le collectif.

«Le doigt là où ça fait mal»

L’année 2022 a été celle du faste pour le collectif, qui a produit, sur un programme continu de février à décembre, «trois pièces de théâtre, deux courts métrages, un album de musique, trois happenings sur la voie publique et un journal distribué gratuitement dans tout le sud du pays». Depuis sa création en 2010, autour d’un noyau de théâtreux, Richtung 22 n’a cessé de s’agrandir, s’établissant à partir de 2014 comme un collectif pluridisciplinaire, mais «tournait à deux projets artistiques par an : une pièce de théâtre et un film».

Sans compter leurs actions, qui ont fait beaucoup parler d’eux, à commencer par la parodie de l’hymne national écrite à la craie sur les murs de la Philharmonie, à la veille de la fête nationale et quelques jours après la victoire massive du non au référendum de 2015. Puis il y a eu la campagne contre la participation du Luxembourg à l’exposition universelle de Dubai, à l’aide de banderoles déployées place de l’Étoile, à Luxembourg, dont les terrains appartiennent au fonds souverain Abu Dhabi Investment Authority. Ou encore l’emprisonnement de la fontaine dédiée à Nicolas Cito, ingénieur luxembourgeois qui a dirigé, au Congo belge, la construction d’une voie ferrée dont les travaux ont fait 5 000 morts.

Leurs œuvres et actions pointent du doigt les dysfonctionnements politiques et sociaux du Luxembourg, un pays où «la critique ne fait pas partie de la culture nationale». Gabrielle, qui a rejoint le collectif en 2014, a été la première à travailler sur place à la mise en œuvre des projets pour Esch 2022.

«Toutes les personnes que je rencontrais me trouvaient super sympa, jusqu’à la question : « Tu travailles chez qui? » Quand je répondais Richtung 22, je les voyais se décomposer», rit-elle aujourd’hui. «On est vus comme des branquignols qui ne font pas vraiment de l’art, parce que « c’est plus de l’activisme », parce que « ce ne sont pas de vrais acteurs sur scène »… Ça veut dire quoi ? Cette différenciation entre professionnels et amateurs n’a aucun sens et on la refuse. D’un autre côté, on est aussi ceux qui mettent le doigt là où ça fait mal, ceux qui n’ont jamais rien de positif à dire, ceux qui se plaignent tout le temps et ceux à qui il ne faut surtout pas parler parce qu’on fait peur !»

Longtemps, Richtung 22 n’a pas été pris au sérieux. C’est encore le cas aujourd’hui, déplorent ses membres, qui reconnaissent néanmoins que cette double image de «sales gosses ou grands méchants» a changé, grâce à la présence forte du collectif l’année dernière et l’intérêt nouveau qu’ils ont suscité :

«Aujourd’hui, il y a des gens qui nous comprennent, qui sont reconnaissants des sujets qu’on aborde et des questions qu’on pose. Même ceux qui ne sont pas de notre côté s’intéressent à ce qu’on fait! Avec le temps, on s’est certes fait plus d’ennemis, mais on s’est aussi fait plus d’amis.» La preuve ? Un public fidèle et nombreux, «prêt à faire Schifflange-Echternach pour nous voir quand le reste de l’année, ils ne vont pas au théâtre».

Impact de la langue

Un public, aussi, qui s’est agrandi quand Richtung 22 a commencé à jouer dans d’autres langues que le luxembourgeois. Gérard Cravatte, leur pièce sur le passé colonial du Luxembourg, avait été créée au théâtre du Centaure en luxembourgeois, puis à la MJC d’Audun-le-Tiche en français. «Les publics et, donc, l’impact, sont complètement différents selon la langue», observe le collectif.

«On n’a pas encore tout à fait trouvé le moyen parfait de travailler dans plusieurs langues, mais on s’en sert pour raconter une même histoire différemment», comme ils l’ont fait avec Barbara contre Esch City Plus et Grève générale contre le Luxembourg, deux pièces montrées dans le cadre d’Esch 2022. Avec le français ou le portugais, Richtung 22 peut «retourner l’histoire» et ne plus représenter uniquement les dominants – ce à quoi les satiristes s’étaient strictement tenus jusqu’alors – mais aussi les dominés.

Fiers d’ouvrir leurs horizons, le collectif maintient son envie de continuer à faire des pièces et des films en luxembourgeois. Une langue qui assoit l’identité et «qui touche quelque part, parce qu’on fait de la critique structurelle et, au gouvernement, peu de gens ne parlent que le français».

«L’impact est différent quand on dit « Lëtzebuerg, du hannerhältegt Stéck Schäiss » (NDLR : le titre de leur pièce de 2015, qui s’attaquait à la grande opération de «nation branding» menée par le pays pour redorer son image au lendemain du scandale des Luxleaks) que si on l’avait traduit en français.» Définitif, Richtung 22 juge qu’«on ne peut pas arrêter de faire des pièces en luxembourgeois, parce qu’il est important qu’on vexe les Luxembourgeois dans leur langue». Amen.

Aujourd’hui, le collectif s’amuse de cette image de sales gosses, mais la sincérité de leur art et de leurs actions n’a d’égale que l’extrême cohésion du groupe. Ceux qui ont longtemps évolué ensemble mais sans alliés ont désormais une convention avec le ministère de la Culture, obtenue «au forcing» et sans ménager son fonctionnement. Aucun compromis, voilà le mot d’ordre de Richtung 22.

La «timeline» de l’année passée, où Richtung 22 a montré trois pièces de théâtre, deux films, enregistré un album de musique…

«Avoir une convention avec le ministère de la Culture, c’est exactement comme prendre 300 000 balles d’Esch 2022 et les utiliser pour crier bien fort, pendant un an, qu’Esch 2022 est en train de tuer cette ville. On a la chance d’avoir une ministre qui comprend que la démocratie, c’est aussi ça, mais on ne va pas se plier à tout ce que diront les prochains occupants du poste. Ce n’est pas comme ça qu’on fonctionne. On a existé dans la précarité jusqu’alors, ça ne nous fait pas peur d’y retourner. Le compromis idéologique est créé par la situation de dépendance.»

Saine est la révolte de Richtung 22, dans un Grand-Duché où l’art politique est bien souvent consensuel. «Le milieu culturel, ici, a du mal à produire du contenu qui pointe du doigt des gens. On dénonce le racisme, le sexisme, tout ça comme une espèce de vague entité qui met tout le monde d’accord. Nous, on préfère dénoncer clairement et trouver nos financements sous des cailloux plutôt que se lancer dans des compromis qui donneront une version édulcorée de notre révolte.»

Trop molle, la culture luxembourgeoise ? «Le problème à l’origine a à voir avec le fonctionnement du pays; c’est le pays entier qui est trop mou!», fustige Richtung 22. Le collectif considère qu’il est à une extrémité du spectre artistique du pays, là où, à l’autre extrémité, se situeraient le Mudam ou la Philharmonie.

«Bien sûr, il peut y avoir des choses très radicales au Mudam et des artistes punk à la Philharmonie, mais on refuse complètement leur mentalité d’art pour l’art.» À l’opposé, donc, des artistes qui ont choisi «de sëchere Wee» («le chemin sûr», sous-titre de leur film de 2011 Ons Educatioun), Richtung 22 utilise l’art comme «un moyen de diffuser du savoir».

Culture pour tous

Pour chaque nouveau projet, le processus de création est le même : «Tous les ans, avant notre assemblée générale, on mène l’équivalent d’une enquête ouvrière, soit un questionnaire de 20 pages, avec des questions qui vont de « Où en êtes-vous dans votre vie ? » à « Qu’est-ce qui vous énerve le plus en ce moment ? ».

Nos sujets viennent toujours de là : d’un truc qui nous a énervés. C’était le cas pour le port franc ou les projets autour de la colonisation, des sujets dont personne ne parlait. Une fois qu’on a le sujet, on cherche à le faire rentrer dans une forme artistique.» Et leur art, qui occupe souvent l’espace public et qui est toujours gratuit, met un point d’honneur à répondre à deux critères : accessibilité et inclusion. Eux se sont investis de cette mission visant à «réactiver culturellement toute cette partie de la population à qui on ne parle plus depuis les années 1980».

«Certains espaces sont fermés à certaines personnes. Faire des actions dans l’espace public et sans mots, c’est compréhensible en une seconde et c’est un moyen de toucher ces gens.» Toujours dans l’intention de faire de la culture pour tous, Richtung 22 filme ses pièces de théâtre et, comme ses films, les met en ligne gratuitement sur son site internet.

Quand on fait remarquer au collectif que sa première apparition dans les pages culture du Quotidien date de… 2022, Gabrielle, Ada (membre de Richtung 22 depuis 2015) et Michelle (membre depuis 2012) esquissent un sourire : «Esch 2022 a aussi marqué notre sortie des rubriques faits divers, économie et politique pour entrer dans les pages culture.»

«Le journalisme fait partie du système cassé du Luxembourg», estime Richtung 22, qui se souvient qu’en moins de deux ans, entre 2015 et 2017, ils ont été contactés par le New York Times, The Guardian et The Independent, pour des articles qui portaient sur le port franc, le «nation branding» et le «space mining», trois sujets qui ont donné lieu à des pièces et des films. «Pendant ce temps, dans la presse luxembourgeoise, c’était le silence total sur ces sujets-là. L’image du Luxembourg comme paradis fiscal n’est discuté qu’à l’étranger. Sauf par nous, qui osons en parler de l’intérieur.»

Voilà, en définitive, le rôle de Richtung 22 : faire entrer les sujets traités dans le débat public, avec l’espoir de rendre le pays plus juste. Autant dire que ce n’est pas gagné, mais heureusement, la révolte continue de gronder au sein du collectif. «On se voit comme des éclaireurs, qui utilisent le passé pour se projeter dans l’avenir et dire, aujourd’hui : « Si on va par là, ça ne sent pas bon… » C’est pour ça que nos personnages sont toujours des méchants : le futur est une utopie.»

Jamais à court d’idées et toujours tourné vers l’après, Richtung 22 sait dur comme fer qu’il existera toujours dans dix ans, «mais on ne peut pas prédire la direction qu’on va prendre». De nouvelles portes se sont ouvertes en 2022, avec une invitation à donner des ateliers à Prague, où les participants ont tissé des liens avec des activistes «qui utilisent maintenant la méthode Richtung 22 pour faire chier les politiciens locaux», et le collectif espère se produire bientôt ailleurs dans la Grande Région après une première expérience à Völklingen, avec Metz, Thionville et Sarrebruck en ligne de mire. En attendant de réaliser son rêve, celui d’avoir un théâtre autogéré, tiers-lieu culturel ouvert à tous. «Mais qui sait ce que les personnes qui nous rejoindront dans cinq ans auront envie de faire?»

Richtung 22 en dates

2010 : Création de Richtung 22 par un groupe de jeunes du TNL, où ils jouent leur première pièce, Bau der Heimat.

2011 : Le film Ons Educatioun, distribué dans les salles, fait connaître le nom de Richtung 22 au Luxembourg. Dans ce moyen métrage de 54 minutes, le collectif fait l’observation du système scolaire luxembourgeois et des adultes qu’il produit. Les parents sont désespérés, les professeurs agressifs, les directeurs conservateurs et les politiciens mous. Vous avez dit sales gosses?

2014 : Ralliant à ses côtés l’Union nationale des étudiants du Luxembourg (UNEL) et la Luxembourg University Students Organization (LUS), Richtung 22 lance une grève des étudiants et des lycéens pour protester contre la réforme des bourses d’études voulue par François Biltgen en 2010 et portée par Claude Meisch. Ils seront 15 000 à faire grève, le 25 avril 2014, mais la réforme sera tout de même adoptée en juillet. Et annulée à la rentrée 2015.

2015 : Richtung 22 passe à l’offensive : la pièce Lëtzebuerg, du hannerhältegt Stéck Schäiss, avec son titre provocateur, manque de donner plus d’un AVC dans les rangs politiques et défraie la chronique. Mais pas autant que l’affaire de la Philharmonie, quand, à la veille de la fête nationale, quatre membres du collectif sont arrêtés par la police alors qu’ils écrivaient à la craie une parodie des paroles de Ons Heemecht sur les murs du bâtiment. Condamnés à une amende de 200 euros chacun, le quatuor a fait appel et a été relaxé après un procès qui a duré deux ans. Chacun passe l’éponge à son tour…

2021 : À l’approche d’Esch 2022, Richtung 22 s’installe au Bâtiment 4. Un an après avoir emprisonné la fontaine à l’effigie du pionnier colonial Nicolas Cito à Bascharage, le collectif sort un grand projet protéiforme autour du passé colonial du Luxembourg, avec une exposition au Casino («Mémoire coloniale luxembourgeoise»), une pièce de théâtre (Gérard Cravatte) et l’organisation, avec Lëtz Rise Up, de visites guidées des lieux témoins de «l’histoire occultée du pays».

2022 : D’Esch-sur-Alzette à Prague, en passant par Sanem, c’est l’année de tous les projets pour Richtung 22, plus que jamais présent sur la scène culturelle du pays avec une multitude de projets sur la gentrification d’Esch (rebaptisée Esch City Plus pour les habitants devenus clients premium). Et qui a bien enterré la capitale européenne de la culture par une grande fête, pendant qu’Esch continue l’opération gentrification.

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