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[Festival de Cannes] Lost Country, critique à Serbes


Face au formidable acteur non professionnel Jovan Ginic, Jasna Đuričić trouve un rôle à l’exact opposé de celui pour lequel elle avait été remarquée en 2020 dans Quo Vadis, Aida? (Photo : rezo films)

Coproduit au Luxembourg par Red Lion, Lost Country est né des souvenirs d’adolescence de son réalisateur, Vladimir Perišić, lorsque son éveil politique se heurtait aux convictions idéologiques de sa mère. Un film fort, porté par deux acteurs remarquables.

La séquence au cadre idyllique en préambule de Lost Country pourrait être un miroir, du moins un écho, au plan terrifiant de The Zone of Interest, le film choc de Jonathan Glazer en compétition officielle, qui montre un officier nazi terminer sa fête d’anniversaire en profitant d’un cigare, seul, dans son superbe jardin, tandis qu’à l’arrière-plan, un épais nuage noir s’échappe de la cheminée du crématorium d’Auschwitz… Plastiquement, la proximité de la caméra avec les personnages est, dans Lost Country, aux antipodes de l’imagerie ultraléchée et délétère de Jonathan Glazer; dans les deux cas cependant, le décor bucolique est mis en avant tel l’arbre dont le rôle est de cacher la forêt. Une forêt de manigances, d’exactions et d’atrocités, qui se déroulent à l’instant même où le cinéaste choisit de faire le point sur l’insouciance.

Alors que The Zone of Interest se déroule en pleine Seconde Guerre mondiale et au cœur du mal, le réalisateur serbe Vladimir Perišić situe son film en 1996, entre deux guerres : celle de Bosnie-Herzégovine, qui venait de se terminer, et celle du Kosovo, qui allait être une conséquence directe des évènements au cœur de ce deuxième long métrage. La Serbie est en période électorale et, face au régime de Slobodan Milošević, qui a promis de tout faire pour garder le pouvoir, s’élève une nouvelle voix, celle de la coalition Zajedno («Ensemble»), qui promet au peuple serbe un véritable avenir démocratique. Tandis que la colère monte déjà à travers le pays, Stefan (Jovan Ginic), quinze ans, cueille des noix dans le jardin familial et discute water-polo, le sport qu’il pratique et dont son grand-père fut champion olympique. En attendant Marklena (Jasna Đuričić), mère de l’adolescent, prise par le travail et qui devrait les rejoindre pour manger…

« Explorer un conflit de double loyauté »

«J’ai voulu explorer un conflit de double loyauté, entre celle qu’on a envers la mère, et celle qu’on a envers un impératif éthique», explique le réalisateur, qui vit entre Paris et Belgrade. Pour Stefan, l’âge des transformations est aussi celui de la naissance du sentiment politique. À la radio et à la télévision, il entend dire que Milošević pourrait truquer le résultat des élections, qu’il encourage les violences policières… Comment Stefan pourrait-il en parler à sa mère, elle-même porte-parole du Parti socialiste, alors qu’il la voit autant à la maison que dans les médias, où elle passe son temps à nier les accusations faites à l’encontre de sa formation politique?

«L’idée de la grande révolution yougoslave, qui date de la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la résistance aux nazis, a fini par être trahie dans les années 1990», se souvient, amer, Vladimir Perišić. «En grandissant avec une mère passionnée de politique, j’ai naturellement été amené à partager son point de vue», poursuit-il. Car Lost Country, qui marque le retour du cinéaste derrière la caméra, quatorze ans après Ordinary People (2009), est inspiré de ses propres souvenirs d’adolescent : «Ma mère était membre du Parti socialiste serbe. Elle n’était pas, comme Marklena, porte-parole du parti, mais s’occupait de culture; son rôle était beaucoup moins important. Mais la politique était très présente dans ma vie d’adolescent (…) Pour ce film, j’ai voulu traiter la façon dont Milošević a trahi les idéaux de gauche en les mélangeant à un discours de droite réactionnaire et anticommuniste, créant un véritable fascisme, à travers la trahison intime d’une mère envers son fils.»

Marklena est une femme de pouvoir mais ce n’est pas une femme libre

Le cinéaste se souvient avoir vécu ses années 1990 «comme un immense thriller politique hollywoodien auquel je pouvais assister depuis ma cuisine». Bien loin du cinéma américain, son film, coécrit avec la réalisatrice française Alice Winocour (membre cette année du jury Un certain regard et en compétition à la Quinzaine, l’année dernière, avec le drame post-Bataclan Revoir Paris), regarde cette tragédie politique sous l’angle de l’intime. C’est ce qui définit tout le long métrage – au risque qu’un tel parti pris ne fasse tomber le film dans une certaine mollesse, manquant de convaincre sur la longueur. Pour autant, Vladimir Perišić met à profit la moindre occasion de donner de la gueule à son film : en tournant ses extérieurs «dans les cours des immeubles» pour ne pas avoir à recréer le Belgrade des années 1990 – «J’avais l’impression de filmer cette ville de dos», glisse-t-il –, ou en allant chercher des mouvements anarchistes et la Jeunesse communiste yougoslave afin de leur demander de «recréer une manif et l’occupation de la faculté de maths, qui a vraiment eu lieu en 1996». «C’était presque comme filmer une performance», dit le réalisateur.

Lost Country, dit-il, a été compliqué à financer; avec la France et la Serbie, c’est notamment le Luxembourg, avec la société de production Red Lion, qui a coproduit le projet. Aujourd’hui à Cannes, Vladimir Perišić explique que son absence derrière la caméra n’était pas une traversée du désert  : ce temps, il l’a utilisé pour créer une maison d’édition et un festival de cinéma, entre autres activités. «Je suis né et ai grandi dans le désert, enfermé dans ma solitude», affirme-t-il, et ce long métrage serait ainsi une parabole pour ces gens qui, comme lui, ont longtemps ignoré «qu’on pouvait sortir du désert».

Il faut dire que le choix de Stefan a tout d’un piège : soit il rejoint le camp de la bonne conscience politique, comme le font ses amis, et lutte pour un monde meilleur au risque de perdre l’amour maternel au passage, soit il reste celui que sa mère veut infantiliser, en devant vivre avec le poids du mensonge et des atrocités commises par le pouvoir. Pour autant, Marklena, dont le prénom est une contraction de Marx et Lénine, «est une femme de pouvoir, mais ce n’est pas une femme libre. Elle n’a pas de voix; c’est le parti qui parle pour elle», analyse le cinéaste.

Mes années 1990, je les ai vécues comme un immense thriller politique hollywoodien auquel je pouvais assister depuis ma cuisine

Si le film est riche en symboles – l’orage qui n’est jamais très loin dans le ciel, Stefan perdant progressivement la vue, les fleurs qui pourrissent… –, Lost Country impressionne par les performances brutes de ses deux protagonistes. Jasna Đuričić, déjà puissante dans Quo Vadis, Aida?, qui retraçait le massacre de Srebrenica, se trouve ici du côté des bourreaux, mais tout en nuances.

Face à elle, l’acteur non professionnel Jovan Ginic, repéré par le réalisateur parmi 1 500 garçons, a été incité à travailler d’une façon peu commune avec le réalisateur : «Je ne lui ai pas donné de scénario, raconte Vladimir Perišić. Il connaissait l’histoire du film et son rôle, mais au début, nous nous sommes vus plusieurs jours par semaine, et je faisais une sorte de petit documentaire sur lui, en lui donnant parfois des situations fictives proches de celles du film pour voir comment il réagissait. Lorsque je savais ce que je voulais intégrer de lui dans le film, j’ai réécrit tout le scénario.» «Les acteurs, professionnels ou non, j’ai besoin de les aimer; si je les filme avec amour, le public le ressentira.»

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