Accueil | A la Une | [Album de la semaine] «Raven», de Kelela

[Album de la semaine] «Raven», de Kelela


Kelela change de forme comme elle joue avec le tempo. (Photo Label Warp Records)

Avec son deuxième album, Kelela confirme qu’elle est une avant-gardiste, une précurseure et une inspiration pour des mouvements à venir dans le R’n’B.

On pourrait mesurer l’évolution artistique de Kelela à ses changements capillaires : rencontrée à l’aube des années 2010, l’artiste de Washington, D. C. arborait d’épaisses tresses qu’elle faisait tenir sur le dessus de son crâne, à la The Weeknd. À l’époque de l’EP Hallucinogen (2015) et de son premier album, Take Me Apart (2017), témoins de l’entrée en scène d’une artiste dont l’œuvre encore jeune innovait déjà en bouleversant les frontières des genres, elle apparaissait le crâne à moitié rasé, les tresses toujours plus longues, lui conférant une allure de gravure de mode.

La revoilà aujourd’hui, cheveux coupés à ras et teints en blond, comme ses sourcils. Toujours plus sculpturale, Kelela, et toujours plus prompte à redessiner les formes socialement acceptées de la musique populaire contemporaine.

Un nouvel opus comme une renaissance

Avec Raven, son deuxième album, qu’elle sort plus de cinq ans et demi après le premier, et après un silence presque aussi long – l’artiste est quasiment absente des réseaux sociaux –, Kelela confirme qu’elle est au R’n’B ce que Björk a été à la pop et The xx au rock alternatif : une avant-gardiste, et indiscutablement une précurseure et une inspiration pour des mouvements à venir. Les deux ans de pandémie et la montée en puissance du mouvement Black Lives Matter (BLM), qui ont amplifié son mutisme, ont servi de contexte social et historique à une période d’introspection.

Celle qui, dès ses débuts, a introduit dans sa musique les thèmes du racisme, en particulier envers les femmes (le terme «misogynoir» est apparu dans le prolongement de BLM), et de l’affirmation de la féminité «queer» vit ce nouvel opus comme une renaissance. L’image du corbeau («raven») n’est pas un présage de mort, mais d’une nouvelle vie. Sur le morceau éponyme, elle chante : «Après toute cette peine, un corbeau renaît. Ils ont essayé de la briser, mais il n’y a rien à pleurer.»

Le corbeau du titre, c’est Kelela, prise entre deux cultures, américaine et éthiopienne, aux richesses opposées

Le corbeau, c’est aussi, chez l’Américaine d’origine éthiopienne, le symbole de cette zone entre le monde matériel et celui des âmes. À travers sa musique, Kelela poursuit la tradition orale des cultures africaines, mais c’est bien elle que l’on retrouve dans ce corbeau, prise entre deux cultures aux richesses opposées. Son message n’est pas ouvertement conscient, encore moins militant : c’est par la poésie qu’il passe, celle des mots – une narration faite de courtes phrases qui sonnent ici comme des haïkus, là comme des devises –, celle des chants abstraits et improvisés, et celle des silences.

Kelela change de forme comme elle joue avec le tempo. «Aller de l’avant, changer de rythme, et je suis déjà loin» sont les paroles qui ouvrent ce disque long d’une heure et qui avance dans une unité de temps et d’espace, chaque morceau ouvrant la voie au suivant dans des transitions parfaitement soignées.

Ce qui met en lumière le dernier aspect de l’ubiquité de son animal totem, «raven» étant le quasi-homophone de «rave» et «raving». Car, en oscillant entre le royaume des esprits et le monde tangible, l’album est construit sur de constants allers-retours entre un R’n’B céleste et vaporeux, la voix précieuse de l’artiste élevant les harmonies dans les airs, et l’introduction incroyablement naturelle de sonorités qui, normalement, s’y opposeraient radicalement : celles de la techno, de la drum’n’bass ou du garage britannique.

De nouveaux détails à chaque nouvelle écoute

Tout ici est savamment construit, jusqu’à la perfection. Raven n’est pas, de toute évidence, un album dont vont ressortir dans l’immédiat l’un ou l’autre coup de cœur – à part, peut-être, Closure, marqué par une prestation phénoménale de la rappeuse trans Rahrah Gabor, ou Contact, destiné à être remixé pour les clubs –, mais c’est un objet destiné à grandir en nous.

Grâce, entre autres, à tous les nouveaux détails et couches qui apparaissent à chaque nouvelle écoute. Grâce, surtout, à l’interprétation inédite que Kelela fait du R’n’B, auquel elle donne une vitalité toute nouvelle et ouvre une infinité de possibilités.

Kelela, Raven. Sorti le 10 février. Label Warp Records. Genre R’n’B / electro

PUBLIER UN COMMENTAIRE

*

Votre adresse email ne sera pas publiée. Vos données sont recueillies conformément à la législation en vigueur sur la Protection des données personnelles. Pour en savoir sur notre politique de protection des données personnelles, cliquez-ici.