Le journaliste caméraman éthiopien Worku Aleymayenu voulait dénoncer les exactions du gouvernement de son pays. Il a dû fuir pour échapper à la mort.
Il travaillait pour la télévision d’État. Il a récolté des informations et des preuves dans l’exercice de son métier, le régime a voulu le faire taire. Il a dû fuir et c’est par erreur qu’il s’est retrouvé au Luxembourg. Un pays qu’il a aujourd’hui complètement adopté.
Dans son pays, l’Éthiopie, Worku Aleymayenu, 42 ans aujourd’hui, réalise des documentaires pour la chaîne de télévision nationale pour laquelle il travaille. Avec sa caméra, il couvre la guerre qui déchire l’Éthiopie et son voisin l’Érythrée (1998-2000). C’est ainsi qu’il récolte des informations sur le détournement de l’aide humanitaire. La nourriture destinée à la population est en réalité envoyée aux soldats sur le front. Worku Aleymayenu amasse les preuves et arrive à les transmettre aux médias étrangers pour que l’affaire éclate.
Mais c’est en montrant le sort des Érythréens d’Éthiopie, déportés en Érythrée puis enrôlés par l’armée, que Worku Aleymayenu s’attire les foudres du gouvernement : « Je voulais simplement attirer l’attention sur le sort de mes amis. Ces Érythréens d’Éthiopie qui vivaient jusque-là en paix dans le pays. J’ai voulu montrer les ravages de la guerre et le gouvernement m’a pris pour un espion. »
Après un séjour d’un mois en prison, il continue d’informer ses proches, de faire son métier, en somme. Mais le gouvernement éthiopien de l’époque ne l’entend pas de cette oreille et Worku Aleymayenu finit par se faire prendre de nouveau. Il n’en faut pas plus pour que le jeune homme comprenne qu’il ne peut plus exercer son métier et que le gouvernement fera tout pour le faire taire. Il lui faut partir. Ce sont des proches qui vont réussir à le faire sortir du pays. Il se retrouve alors au Kenya, avec de faux papiers, mais il se rend très vite compte qu’il peut être facilement retrouvé. Des destinations plus lointaines s’imposent : « J’ai d’abord pensé au Royaume-Uni ou aux États-Unis, car je parle anglais et je me suis dit que ça serait plus facile. »
Passage par la case passeur
Et comme pour beaucoup de demandeurs d’asile, il est malheureusement obligé de s’adresser à un passeur. Les proches de Worku Aleymayenu se cotisent pour qu’il puisse réunir la somme faramineuse de 16 000 dollars, c’est-à-dire le prix d’un faux passeport et d’un aller simple pour l’Europe : « Nous étions un petit groupe et nous sommes venus en Europe en prétextant un événement sportif. Je devais me faire passer pour un sportif professionnel .» Et ça marche. Nous sommes en 2003. Le groupe atterrit sans encombre à l’aéroport d’Amsterdam : « J’ai eu de la chance de pouvoir payer les passeurs, j’en suis conscient. Quand je pense à tous les autres qui risquent leur vie en traversant la Méditerranée… »
Persuadé d’aller en Angleterre
Worku Aleymayenu est alors sûr de se rendre en Angleterre. À partir d’Amsterdam, il est mis dans un véhicule qui roule plusieurs heures. C’est un samedi. À l’arrivée, il pense être en Angleterre et demande des informations en anglais aux passants : « J’avais payé pour aller en Angleterre, alors j’étais persuadé que j’y étais arrivé. Je ne comprenais pas pourquoi les gens me regardaient bizarrement quand je leur parlais en anglais. Puis quelqu’un m’a expliqué : je n’étais pas du tout en Angleterre, mais au Luxembourg !»
La surprise est totale, l’Éthiopien ne connaît rien du pays. Il se rend à un poste de police qui l’envoie dans un foyer pendant le week-end, le temps que l’administration ouvre ses portes. Faute de connaissances, il passe une nuit dans une cabine téléphonique, avant qu’on lui indique un foyer pour sans-abri, qui le met à l’hôtel pour deux nuits.
Il réussit finalement à faire sa demande de protection internationale à l’administration luxembourgeoise. Worku Aleymayenu apporte les preuves de son travail journalistique et de sa détention et obtient au bout de deux ans le statut de réfugié. Il suit une formation de photographie à Grevenmacher pendant un an, fait une exposition avec le ministère de la Famille. Puis il apprend les langues, d’abord le français, puis le luxembourgeois qui lui a ouvert beaucoup de portes : « Ce que j’aime au Luxembourg, c’est que c’est très calme, très sûr, surtout. Les Luxembourgeois sont, au premier abord, fermés, mais ils s’ouvrent quand on apprend à les connaître. Je pensais subir un peu de racisme à mon arrivée, mais tout s’est envolé quand j’ai appris le Luxembourgeois. Les gens se sont intéressés à moi, ont commencé à me poser des questions. Ça a été la révélation. »
En 2009, il confirme cette intégration avec l’obtention de la nationalité luxembourgeoise. Mais il attendra néanmoins avant de pouvoir retourner en Éthiopie : « J’étais tellement nerveux que j’ai préféré attendre. J’ai demandé au ministère des Affaires étrangères si je risquais quelque chose là-bas, car même avec mon passeport luxembourgeois, j’avais peur. J’y suis quand même allé en 2012 et j’ai été arrêté pendant une heure aux douanes où l’on m’a posé beaucoup de questions. Clairement, mon séjour a été sous surveillance. »
Worku Aleymayenu retournera encore dans son pays d’origine, notamment pour l’enterrement de son père en 2014. Ses parents avaient auparavant fait l’objet d’un harcèlement continu de la part du gouvernement au moment de la fuite de leur fils, ce dernier ne leur aura alors d’ailleurs pas donné de nouvelles pendant un an, par mesure de sécurité.
Parallèlement, Worku arrive à faire venir ses deux enfants au Luxembourg, en 2008. Leur maman étant décédée entre-temps, ils sont élevés par leur père. Il qualifie de chance le fait qu’ils grandissent au Grand-Duché : « Mes enfants parlent désormais cinq langues, grâce à l’enseignement qu’ils ont reçu ici. C’est incroyable. » Aujourd’hui technicien depuis 2007 (Worku avait également passé un diplôme en électronique en Éthiopie), il s’estime chanceux : « Cela a été difficile, mais j’ai eu de la chance. Mais au-delà de ma vie ici, c’est avant tout la paix que je suis venu chercher en Europe. »
Sur le plan privé, Worku Aleymayenu est comblé. Il y a peu, il s’est marié en Éthiopie avec une femme médecin qu’il avait rencontrée au cours d’un précédent séjour. Dans quelques jours, elle mettra pour la première fois les pieds au Luxembourg.
Audrey Somnard
Une guerre et des tensions
De mai 1998 à juin 2000, une guerre a opposé l’Éthiopie et l’Érythrée. Les deux nations ont englouti des centaines de millions d’euros dans ce conflit et ont dû supporter la perte de dizaine de milliers d’hommes tués ou blessés lors du conflit qui s’est achevé sur des changements de frontière mineurs.
L’Éthiopie a expulsé 77 000 Érythréens ou Éthiopiens d’origine érythréenne considérés comme un risque pour la sécurité du pays, ce qui n’a fait qu’accentuer le problème des réfugiés en Érythrée.
Du côté érythréen, près de 7 500 Éthiopiens vivant en Érythrée ont été emprisonnés et des milliers ont été déportés. D’autres sont restés en Érythrée, étant incapables de payer la taxe que l’Éthiopie imposait pour les reloger.