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François Biltgen : « Le droit ne m’a jamais quitté »


"C'est un travail aride, un travail dans les textes. On lit et écrit beaucoup, on parle parfois." À la fin de mon mandat, en 2021, François Biltgen aura 63 ans. (photo Isabella Finzi)

Le rêve continue pour François Biltgen qui, après avoir terminé pendant deux ans le mandat de Jean-Jacques Kasel, vient de signer pour un mandat de six ans en tant que juge à la Cour de justice de l’Union européenne, une institution en évolution.

Le 7 octobre dernier, le mandat à la fonction de juge à la Cour de justice de l’Union européenne de François Biltgen a été renouvelé jusqu’en 2021. Le «rêve» se prolonge pour l’ancien ministre, plus que jamais concentré sur son travail. Fonction, réforme, évolution et importance de la Cour, entretien avec le juge François Biltgen.

Le Quotidien : Vous aviez qualifié, en 2013, votre entrée en fonction à la Cour de Justice comme un « rêve ». Est-ce que le rêve s’est prolongé?

François Biltgen : Avant toute chose, je pense avoir eu la chance de pouvoir quitter la politique, après quand même 30 ans d’exercice dont 14 au gouvernement, à un moment où je voulais la quitter et faire quelque chose que j’aimais faire, occasion rare en politique. Je suis conscient de cette chance et c’est pourquoi j’ai qualifié ma nomination de « rêve », même si je concède volontiers qu’être juge à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) n’est certainement pas le rêve de tout le monde.

Pourquoi est-ce un rêve pour vous?

Toutes mes études ont été axées sur le droit communautaire, qui aujourd’hui est devenu le droit de l’Union. Cela a commencé en 1977, lorsque j’étais étudiant aux cours universitaires à Luxembourg avec Pierre Pescatore qui fut mon professeur, mais aussi juge européen (NDLR : de 1967 à 1985), avant d’aller à Paris pour y poursuivre des études de droit et de sciences politiques. Il faut se remémorer le contexte.

Dans les années 70, on parlait d’eurosclérose, il y avait une crise en Europe et une des seules institutions sur le Vieux Continent qui faisait vraiment avancer le droit européen, c’était la CJUE. J’ai étudié par la suite à Paris. Aujourd’hui, mes enfants étudient partout en Europe alors qu’à l’époque, même en habitant Esch-sur-Alzette, passer à Audun-le-Tiche n’était vraiment pas évident. C’était un temps où l’on rêvait encore de faire l’Europe sans frontières. Aujourd’hui, les gens n’en rêvent plus, car elle est acquise et elle existe.

On peut dire que le droit ne vous a jamais vraiment quitté?

C’est juste. Même si par la suite j’ai décidé de faire de la politique, je n’ai jamais quitté le droit. J’ai publié sur le droit de l’Union. En tant que député et en tant que ministre, j’ai participé à transposer voire élaborer le droit de l’Union. Et puis au Luxembourg, le droit européen est omniprésent. Ce qui fait que maintenant j’ai quand même de la chance d’arriver à une autre étape où je peux continuer de m’investir, mais en interprétant le droit de l’Union. Cela complète toute une vie à étudier, commenter, transposer, participer, élaborer et maintenant interpréter.

En quoi consiste au juste le travail d’interprétation d’un juge européen?

C’est un travail « aride », un travail dans les textes. On lit et écrit beaucoup, on parle parfois. C’est un travail passionnant puisque la Cour de justice européenne, – et une des spécificités de l’UE est d’être un état de droit – se base sur des textes. La Cour de justice européenne ne peut interpréter que ce qu’il y a dans les textes…

Interpréter, c’est-à-dire?

Il faut savoir que trois quarts des affaires sur plus de 700, consistent en des renvois préjudiciels de la part des juges nationaux, qui sont d’ailleurs le juge de droit commun en matière de droit européen. Dès qu’il y a une disposition du droit de l’Union, ou une application du droit national ou une disposition du droit national qui seraient en conflit, par le principe de la primauté du droit européen, le juge national doit en faire l’application. Or il ne sait pas toujours comment interpréter les textes européens. Et c’est bien normal au vu du nombre de cas différents et complexes. Les juges nationaux renvoient donc le cas vers nous, afin que l’on puisse interpréter le cas sur la base des textes de loi en vigueur.

Nous interprétons et donnons notre réponse au juge en question qui pourra donc appliquer ce principe au cas en cause. Car nous ne disons pas aux juges nationaux comment ils doivent juger le cas concret qui leur est soumis. Par contre, notre interprétation, et c’est ça qui est intéressant, a l’ « autorité de la chose interprétée » et peut concerner l’ensemble des pays membres. Concrètement, si nous décidons d’une chose, il se peut que d’un seul coup l’ensemble des pays de l’Union doivent adapter leurs pratiques.

Vous avez un exemple?

Les affaires Kohll et Decker (arrêts C-158/96 et C-120/95 du 28 avril 1998), pour donner un exemple luxembourgeois, ont prouvé qu’un juge national peut influencer le droit dans l’Union. Monsieur Decker avait acheté une paire de lunettes à Arlon que la caisse de maladie avait refusé de prendre en charge et de rembourser. Tout comme monsieur Kohll qui avait facturé des soins dentaires de Trèves.

Pour l’affaire Decker, le premier juge, le conseil arbitral des assurances sociales, disait voir un problème en relation avec le principe de la libre circulation des marchandises, et a demandé à la CJUE de constater s’il y avait une entrave à la libre circulation des marchandises et si elle était justifiée.

En revanche, l’affaire Kohll, concernant la libre prestation des services, était montée jusqu’à la Cour de cassation, qui a dû nous renvoyer la question, alors que selon les traités un juge national de dernier ressort doit poser la question en cas de doute. En avril 1998, la CJUE a répondu qu’il y avait eu entrave et que ce n’était pas justifié.

Jeremy Zabatta. Retrouvez l’intégralité de cet entretien dans votre édition du lundi 2 novembre.

François Biltgen, repères

Formation. François Biltgen est né en 1958 à Esch-sur-Alzette. Il dispose d’une maîtrise en droit (1981) et d’un diplôme d’études approfondies (DEA) de droit communautaire de l’université Paris II (1982). Il est également diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (1982).

Politique. Avocat au barreau de Luxembourg de 1987 à 1999, François Biltgen s’est très vite investi dans la politique. Il occupera le poste de conseiller communal (1987-1997), puis celui d’échevin (1997-1999) à Esch-sur-Alzette. Il a égalemen était dépité à la Chambre des députés de 1994 à 1999.

Ministères. François Biltgen était en charge de nombreux portefeuilles ministériels dans les gouvernements successifs de Jean-Claude Juncker de 1999 à 2004 : ministre du Travail et de l’Emploi, ministre des Cultes, ministre aux Relations avec le Parlement, ministre délégué aux Communications. Il y a ajouté ensuite les portefeuilles de la Culture et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche jusqu’en 2009. Incontournable. De 2009 à 2013, il est à la tête de cinq ministères important dans la sphère politique luxembourgeoise : Justice, Fonction publique et Réforme administrative, Enseignement supérieur et Recherche, Communications et Médias, Cultes.

CJUE. François Biltgen quitte la politique pour la Cour de justice de l’Union européenne en 2013. Il y est assermenté dans la fonction de juge le lundi 7 octobre 2013. Il remplace son compatriote Jean-Jacques Kasel, qui y siégeait depuis le 15 janvier 2008. François Biltgen déclara qu’il avait réalisé son rêve en devenant juge au sein de l’institution européenne.

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