Comme son nom l’indique, D’Biergerbühn est une scène citoyenne qui mêle, sans distinction, comédiens amateurs et professionnels. Démonstration avec une pièce où le vivre (et créer) ensemble trouve un écho sensible dans l’ancienne usine de Schifflange.
Le collectif ILL (Independent Little Lies), originaire d’Esch-sur-Alzette, a longtemps cherché – «plus de vingt ans», soutient l’une de ses membres, Sandy Artuso – un lieu pour vivre et transmettre son art, avant de le trouver avec l’ouverture de l’îlot collectif appelé Bâtiment4, fin 2021. De quoi avoir aujourd’hui le vertige dans l’espace où il répète depuis un mois (et où se déroule sa prochaine pièce), d’une échelle disproportionnée. Oui, tout est imposant dans l’ancienne usine de Schifflange, ses bâtiments métalliques et ses machines poussiéreuses, témoins d’un autre temps, réanimées en cette année culturelle par FerroForum, association consciente de l’importance du patrimoine et du devoir de mémoire.
Mais quand il s’agit d’y faire du théâtre, c’est une autre affaire! Jacques Schiltz, comédien et metteur en scène, l’oreillette bien fixée, témoigne : «Lors des dernières répétitions, on entendait les répliques à travers les amplis. C’était inaudible! Il y avait trop de réverbérations.» Perchés à différents endroits du plateau d’acier, et tout aussi équipés, ses camarades de jeu soufflent leur texte du bout des lèvres, comme soliloquant. Seules Elsa Rauchs et Claire Wagener, duo à la mise en scène, veillent à harmoniser l’ensemble avant l’arrivée des comédiennes amatrices prévue en fin d’après-midi. Ici, on les appelle les «citoyennes», comme pour mieux gommer les barrières et les niveaux d’apprentissage. Tout l’intérêt du projet D’Biergerbühn, imaginé en 2016, à l’ADN égalitariste.
Les enfants d’abord, les adultes ensuite
L’idée derrière cet élan participatif, à la différence d’autres ateliers théâtraux plus «classiques», est d’impliquer et de responsabiliser les participants – tous issus de la ville d’Esch-sur-Alzette – dans le processus de création (du jeu jusqu’à la confection de costumes par exemple). «C’est une philosophie très intéressante», clame Jacques Schiltz, une première selon lui au Luxembourg. Et comme il est important «de ne pas brusquer les gens, notamment les amateurs», poursuit Catherine Elsen, comédienne et chargée pour l’occasion de la conception musicale, tout ne s’est pas fait du jour au lendemain. Au départ, D’Biergerbühn était d’ailleurs destinée aux enfants, avant de s’ouvrir l’année dernière aux adultes.
Depuis, une première pierre a déjà été posée avec Der Besuch der alten Dame, pièce jouée en octobre au théâtre d’Esch-sur-Alzette, mise en scène par Claire Thill. Une sorte de tour de chauffe, comme l’explique Elsa Rauchs : «Sans expérience de travail préalable, on a commencé par quelque chose de plus évident.» Soit intégrer la douzaine de «citoyennes» présentes dans des rôles de figurantes. Une manière de «remplir les rangs», comme elle dit dans une moue. Sa binôme, Claire Wagener, se veut plus pragmatique. «Lancer le projet avec cette tragi-comédie connue était évident : ça permet de familiariser les gens plus facilement. C’est quelque chose qui parle immédiatement.»
Casser les murs, ceux qui isolent et enferment
Après ce coup d’essai arrive ce week-end la seconde création estampillée Esch 2022, Doheem – Fragments d’intimités, où la déontologie initiale a été appliquée à la lettre. «On est partis de rien et on s’est s’adaptés, détaille Elsa Rauchs. On base le travail sur le lien qui se passe entre ce que l’on propose et comment les gens réagissent.» Même son de cloche chez sa partenaire : «Elles sont devenues la base de notre recherche, et c’est l’équipe tout autour qui s’intègre. Ça réclame une sacrée flexibilité!». Malgré le «défi» qu’impose ce genre d’exercice, pas question de sacrifier à la démarche. Tout tient finalement à une interrogation, centrale : «Comment développe-t-on un langage scénique qui a une grande exigence mais qui est simple d’accès, le plus ouvert possible?», résume Elsa Rauchs.
Après réflexions, écoutes, échanges et moult rebonds, Doheem a trouvé sa forme finale : en l’occurrence trois tableaux, à l’esthétique dépouillée mais solidement soutenue (chant, musique, vidéo), où s’évitent et se mélangent (c’est selon) neuf «citoyennes», sept acteurs (dont, c’est une première, ILL quasi au complet) et six musiciens. Un collectif patchwork à «la mixité folle» qui, dans une logique propre à son existence même, aborde la notion du vivre ensemble et casse les murs, ceux qui isolent et enferment. En commençant par les leurs. Dans ses ateliers où l’on apprend le chœur, Catherine Elsen ne voyait pas la «différence» entre les professionnels et les amateurs. «On est tous égaux. Et avec de la patience, on peut montrer les gens tels qu’ils sont!»
De la crise sanitaire à la crise immobilière
Avec un peu de «contrôle» aussi, rajoute Elsa Rauchs, consciente qu’une telle liberté implique quelques compromis. Claire Wagener confirme : «C’est déstabilisant, vertigineux que d’être démuni sur scène. L’indépendance qu’elles ont tient à leur sensibilité, à leur manière de réagir à ce que l’on apporte.» Selon elle, il suffit d’un déclic – «un texte, une idée, une chanson» – pour que tout s’enchaîne et que l’équilibre se fasse au cœur d’une structure où chaque point de vue compte, sans jugement ni approbation. Une habitude pour Elsa Rauchs : «C’est toujours un combat, le même que l’on mène avec les comédiens professionnels : ne pas donner de réponse à toutes les questions que l’on nous pose!», rigole-t-elle avant d’asséner : «Je me suis toujours sentie mal à l’aise dans une pièce où le sujet est prépensé.»
C’est ainsi, au gré des initiatives et allers-retours, que s’est affinée ici la thématique. Surtout qu’au départ, avec une telle appellation («doheem» signifie «chez soi», «à la maison»), les propositions allaient toutes dans le même sens. Sandy Artuso, en sa qualité de coordinatrice de la Biergerbühn, se souvient : «Parler du covid et du confinement était logique. Mais rapidement, d’autres idées sont venues : de la sphère de l’intime, mais aussi d’ordre plus général, comme le logement. Cette avancée collective, c’est ce qui m’a le plus frappée dans le projet.»
«On a beaucoup à apprendre de chacun!»
Dans une ville d’Esch-sur-Alzette qui va radicalement changer de visage – on attend près de 20 000 habitants supplémentaires ces dix prochaines années –, le terrain est en effet idéal pour aborder cette préoccupation : «Elle se manifeste à différents niveaux : sociétal, politique, philosophique…, détaille Claire Wagener. Aujourd’hui, des quartiers entiers se construisent sans aucun projet de vie commun derrière! C’est une question intéressante à se poser dans un tel groupe et dans un tel lieu.» L’ancienne usine de Schifflange, qui ne sera pas épargnée, tôt au tard, par ce profond lifting, est en effet le décor parfait pour ce «no man’s land» annoncé.
Un paysage post-industriel qui, s’il n’est plus aujourd’hui qu’un vaste champ aux façades usées, aux toitures rouillées et aux fantômes en bleu de travail, rappelle que sous les ruines, il y a un cœur, pas totalement éteint, que cherchent à ranimer FerroForum, D’Biergerbühn et bien d’autres. «Qu’est-ce qui fait vibrer un lieu, s’agiter un souvenir? Et c’est quoi, être ensemble?», lâche Elsa Rauchs, le regard rêveur devant sa troupe en train de déambuler dans un grand hall encore dans son jus. Un embryon de réponse tient justement dans ce groupe panaché, solidaire comme l’étaient les ouvriers face à l’ogre sidérurgique. Surtout que, comme l’affirme Catherine Elsen, «on a beaucoup à apprendre de chacun!». À Jacques Schiltz, dans un sourire, de conclure : «Oui, il y a toujours des choses à découvrir! D’ailleurs, il faut que je revoie ma façon de travailler…».
«Doheem – Fragments d’intimités»
Atelier FerroForum –
Ancienne usine Esch-Schifflange.
Première : samedi à 21 h.
Jusqu’au 16 juillet.
https://biergerbuehn.lu
www.ferroforum.lu
Comment développe-t-on un langage scénique qui a une grande exigence mais qui est simple d’accès, le plus ouvert possible?