Mordu par un alligator, Rocky Jim Junior, l’un des derniers dresseurs indiens de Floride, prend sa retraite.
Sur les panneaux publicitaires le long de la route dans le parc national des Everglades, en Floride, un Amérindien ouvre la gueule d’un alligator et place sa tête entre les 80 dents scintillantes du reptile: «L’aventure vous attend», promet l’affiche.
Ces publicités sont à la gloire de Rocky Jim Junior, un Amérindien de 44 ans de la tribu des Mikasukis, qui a appris à jouer avec les alligators à l’âge de 13 ans et a commencé il y a une douzaine d’années à faire des spectacles, pour le plus grand plaisir de milliers de touristes. Mais il a donné son dernier spectacle le dernier dimanche de l’année 2015 et il n’y a maintenant plus aucun Mikasuki pour prendre sa suite et lutter contre les alligators, une tradition pourtant vieille d’un siècle dans cette tribu qui compte 600 membres.
Quelques minutes avant 13 h, ce dimanche-là, Jim a amadoué l’animal en lui tapotant le museau pour qu’il ouvre sa gueule, avant de placer sa main dedans. Ce tour n’est pas considéré comme très dangereux…. quoique : le risque est que quelque chose vienne toucher l’intérieur de la gueule du reptile – une goutte de sueur, un grain de sable, etc. – auquel cas l’animal referme violemment ses mâchoires par réflexe.
« C’est leur instinct naturel qui les pousse à réagir comme ça », poursuit Rocky Jim, qui a été mordu plusieurs fois dans le passé. Et précisément, en ce dernier dimanche de 2015, alors qu’il allait retirer sa main de la gueule du reptile, Rocky Jim a effleuré une des dents de l’alligator, qui l’a aussitôt happée. « C’était comme si ma main s’était coincée dans une porte. Mais une porte avec des dents », a-t-il expliqué.
Quand il a vu son avant-bras, épais et tatoué, coincé dans la gueule de l’alligator, il n’a pensé qu’à une seule chose : «Ne pas bouger». Dans un cas comme cela, « si je me débats ou si l’animal bouge, ma main est arrachée », dit-il, en détaillant comment les alligators, à l’instar des requins, découpent la viande en agitant vigoureusement la gueule.
Anticiper leurs réactions
Bien que le dressage d’alligators soit considéré comme une tradition amérindienne, c’est un fils d’immigrés irlandais qui a popularisé ce spectacle aux États-Unis au début du XX e siècle. À l’époque, il avait décidé de recruter des Amérindiens, qui chassaient déjà l’alligator, pour profiter de leur connaissance de ces animaux. Les spectateurs étaient nombreux à payer pour venir les voir grimper sur le dos des reptiles, leur ouvrir la gueule, les retourner et les endormir.
Mais cette tradition est en train de disparaître parmi les Amérindiens, qui tirent aujourd’hui le gros de leurs revenus des casinos et sont de plus en plus nombreux à s’orienter vers des métiers modernes. C’est le père de Rocky Jim, Rocky Jim Senior, qui lui a appris comment maîtriser un alligator, alors qu’il n’avait que 13 ans. « Il faut juste regarder comment ils bougent et anticiper leurs réactions », lui disait-il. Le père et le fils se rendaient dans les canaux des Everglades à la recherche de tortues, et le premier montrait au second comment éloigner les alligators sans leur faire mal et sans être blessé.
Puis, alors que Rocky Jim était âgé d’une trentaine d’années, sa tribu lui a demandé d’exhiber ses talents au village indien, où s’arrêtent les touristes pour acheter de l’artisanat local ou faire des balades en hydroglisseur. Du haut de ses 1,75 m et bien aidé par ses 126 kilos, Jim attrape les alligators par la queue et les tire hors de l’eau. Ensuite, il les caresse et va même parfois jusqu’à toucher le museau des bêtes les plus agressives avec son nez. Son secret? « Il faut juste les respecter », explique-t-il.
Heureusement, Rocky Jim n’a pas perdu sa main : Pharaoh Gayles, qui l’assistait lors de son spectacle et travaille également avec les alligators, a réussi à faire lâcher prise l’animal. Rocky Jim s’en est tiré avec sept coupures profondes… et a décidé de prendre sa retraite. Il souffrait déjà d’arthrite.
Il raconte avoir eu un mauvais présage la veille de l’accident : une chouette a volé vers lui et il a vu l’ombre d’un homme sur le bas-côté de la route. Or « chez nous, une chouette signifie que quelqu’un va mourir, et une ombre au même moment, c’est très mauvais… », dit-il. Le lendemain, l’alligator le mordait.
Si Rocky Jim va laisser un vide dans le village mikasuki, Pharoah Gayles, qui a des racines au sein de la tribu des Séminoles, compte, lui, continuer les spectacles. Quant à Rocky Jim, il a déjà appris à son fils à attraper des bébés alligators. Pas forcément pour qu’il reprenne le flambeau des spectacles, mais pour que la tradition de la tribu se perpétue.
AFP