Le Mudam s’est associé avec le musée des Arts et Métiers de Paris pour rassembler, après trois ans d’étroite collaboration, un vaste panel d’objets anciens et d’œuvres contemporaines, ouvrant ainsi un dialogue entre les arts et les techniques. Au total, près de 200 pièces s’étalent généreusement sur les trois étages du musée. Visite guidée de l’exposition «Eppur si muove».
L’exposition réunit quelque 70 pièces du XVIIIe siècle à nos jours issues des prestigieuses collections du musée parisien et 130 œuvres d’artistes qui,à travers des notions aussi diverses que la mécanique, la géométrie,la mesure du temps et de l’espace,les ondes (lumineuses, sonores et électromagnétiques) et la cybernétique, appréhendent des questions qui animent les domaines de la technique et de la science depuis plusieurs siècles.
Aborder l’exposition «Eppur si muove» – «et pourtant, elle tourne», selon les mots qu’aurait dit Galilée devant ses juges, en parlant de la Terre – c’est se lancer dans une balade marathon dans tout le musée, décomposée en trois chapitres («La mesure du temps», «La matière dévoilée» et «Les inventions appliquées»), quatorze sous-sections et s’appuyant sur quelque 200 pièces et œuvres, dont 70 provenant de l’honorable musée des Arts et Métiers de Paris, vieux de 200 ans.
Autant dire qu’il faut une sérieuse motivation, certes stimulée avec, dès l’entrée, cette évocation de l’emblématique pendule de Léon Foucault – «celui, comme le souligne l’artiste Piotr Kowalski, qui le premier a démontré physiquement le mouvement de toupie de la Terre». Enrico Lunghi, directeur du Mudam, confie tout de même, devant l’imposant ouvrage, qu’il « rend dingue toute l’équipe », la faute aux ondes magnétiques qui déstabilisent ses amples oscillations.
Tout un symbole pour une réunion d’objets scientifiques et insolites s’intéressant aux liens qui existent entre le champ des arts visuels et celui des techniques, ainsi qu’à l’influence déterminante qu’exerce l’histoire des sciences et des techniques sur les artistes contemporains. « Il se dessine alors tout un horizon de pensée », précise l’hôte du jour, l’un des commissaires de l’exposition, Clément Minighetti.
D’emblée, il tient à préciser, pour les moins courageux, s’effrayant devant des principes savants comme la mécanique céleste ou la géométrie descriptive, qu’«Eppur si muove» s’appréhende de manière « simple ». « On est loin d’une grande exposition démonstrative ou théorique, voire extrêmement compliquée. Elle peut être vue comme une expérience sensible, histoire d’éveiller la curiosité. » Il se met d’ailleurs au service du Quotidien , sélectionnant une dizaine d’œuvres « emblématiques », allégeant l’ensemble.
Entrez dans la spirale
Cette première section de l’exposition («Invitation à l’expérience») rassemble des objets et des œuvres qui mettent en scène les lois et les phénomènes physiques qui animent le monde, comme les tourbillons. Pour les expliquer, on trouve des instruments d’expérimentation de Charles Louis Weyler datant de la fin du XIX e . Il s’ est intéressé, par exemple, à démontrer comment les « tornades couchent les blés ». En face d’un joli rassemblement d’objets hétéroclites s’affiche l’œuvre de Bertrand Lamarche, «poétique et contemplative», précise Clément Minighetti. Une petite caméra projette sur grand écran un tourbillon généré par un système mécanique. On se croirait dans le film Twister … « C’est vrai que cette création a un côté cinématographique, genre effets spéciaux, avec ce subtil jeu d’échelle. »
Par amour de Platon
Avec «Formes déployées», le public se confronte à la géométrie qui continue de jouer un rôle important dans l’appréhension des lois fondamentales. À côté d’une collection de polyèdres de Louis Dupin de la Guérinière (1849) – « des objets pédagogiques et d’enseignement », présentés « comme une boîte de jeu » – se dévoile la « très belle pièce» d’Attila Csörgo, qui anime des solides dans sa série de cinq sculptures Platonic Love , faisant référence à ceux de Platon. Dans une sorte de « théâtre de marionnettes » bancal et bricolé, un cube, un tétraèdre et un octaèdre s’assemblent et fusionnent en un dodécaèdre. « Il y a tellement de fils et de poulies qu’on se demande bien comment tout tient ensemble », dit le commissaire. C’est ce qu’on appelle la magie de la fragilité.
Neptune, c’est au Kirchberg !
On saute directement au cœur du deuxième chapitre de l’exposition, intitulé «La matière dévoilée», avec l’intelligente œuvre de Chris Burden, qui reproduit le système solaire à la mesure d’une ville. Réduits à 1/4 200 000 000 e , le Soleil, à l’entrée du musée, a un diamètre de 33 cm et la Terre, située à 35 m, de 0,3 cm. « Une création permet de comprendre l’immensité des distances et du vide entre les planètes », lâche Clément Minighetti. D’ailleurs, pour voir Neptune, il faut se rendre à plus d’un kilomètre, au Kirchberg, précisément à la Coque. « On comprend mieux pourquoi l’Homme a mis neuf ans pour s’approcher de Pluton », pourtant à une vitesse honorable de 50 000 km/h…
Peuchot, mieux que Mondrian…
Dans une sympathique section consacrée aux jeux d’optique, où l’on s’amuse de la couleur et de la perception, on découvre les étonnantes peintures (1882) de Pierre Ernest Peuchot qui étudiait les phénomène d’interférences. « On se projette toute de suite dans l’histoire de l’abstraction, alors que ce sont des peintures faites pour l’enseignement », explique le commissaire. Il poursuit : « À l’époque, on n’avait pas d’autres moyens pour représenter les phénomènes d’interférences. Désormais, on dispose de simulations sur le net. » On est donc assez loin d’un quelconque précurseur de Mondrian. Le Mudam en a tout de même fait son affiche de l’exposition. Clin d’œil oblige…
Quand le son se voit
Après les images, le son, avec cette section consacrée aux figures acoustiques. On trouve l’étrange invention d’Alexander Graham Bell qui a conçu, peu après le téléphone, un appareil permettant de transmettre un son au moyen d’un rayon lumineux (photophone). L’artiste Carsten Nicolai, lui, s’est penché sur le concept de la «musique pour les yeux». À l’image de wellenwanne lfo , plusieurs de ses œuvres s’attachent à rendre manifestes, via les ondes qu’ils produisent, des sons situés au-delà des seuils de perception. Ici, elles produisent des cercles concentriques à la surface de l’eau. « Un jeu de miroirs géométrique et fascinant », note Clément Minighetti, hypnotisé par cette, il est vrai, superbe installation.
« Magie » et phosphorescence
Phénomènes dont les manifestations naturelles s’observent dans la foudre, dans les aurores boréales ou encore dans les propriétés électrostatiques ou magnétiques de certaines pierres, l’électricité et le magnétisme ont pendant longtemps inspiré interrogations et frayeur, jusqu’à ce qu’au XVII e siècle les sciences commencent peu à peu à les maîtriser. Dans ce chapitre, on peut admirer les premiers aimants et leurs propriétés plutôt « surprenantes ». « On est quand même en 1750! ».
Dans une œuvre manipulable, Piotr Kowalski propose au spectateur de faire l’expérience directe du phénomène de l’ionisation des gaz, rendant ainsi palpables les champs électromagnétiques. En somme, on prend un néon, on l’approche d’une plaque et il s’allume. « L’excitation des gaz qui s’agitent dans le tube crée ce phénomène de phosphorescence », dévoile le commissaire, qui gâche le tour de magie…
Une main brevetée
Dans le dernier chapitre de l’exposition, intitulée «Les inventions appliquées», on passe à la pratique. « Avant, on était plus dans le champ de la compréhension et de l’expérience. Là, on met tout cela en œuvre », synthétise Clément Minighetti. Dans la section «La production en question», on remonte au temps de la révolution industrielle et des progrès réalisés dans la métallurgie, avec la qualité des outils qui s’améliore. « Avant, l’outil était une extension du corps. Plus tard, c’est le corps qui devra s’adapter. »
Ainsi, on découvre la finesse d’une machine à tisser et à gaufrer des fleurs artificielles (1832), « à la mécanique subtile ». Plus loin, on tombe sur les sculptures de Michael Beutler, produites grâce à des «machines-outils» qu’il conçoit et fabrique. «C’est une sorte de chaîne de production pour plier, teindre, assembler des papiers. Il remplace l’étape directe de la main par la création d’un outil spécifique pour créer une forme.» Que dire alors du travail de Julien Prévieux, qui s’interroge sur ce retournement de la relation homme-outil avec son installation vidéo What Shall We Do Next? Il présente d’hypothétiques mouvements de la main sur écran tactile, déjà brevetés par les grands groupes des technologies de l’information avant même qu’ils n’aient trouvé d’application. Monde de fous…
Rouages et engrenages
Dans «La marche des machines», il s’agit de « trouver la meilleure façon de transmettre la force et le mouvement à des machines de plus en plus complexes et performantes ». Il y a là l’imposante machine de Jean Tinguely, « un des grands artistes du XX e siècle qu’on ne présente plus ». Ce génie, un peu fou, a travaillé sur le principe de corps animés « avec ses bricolages faits de rouages et d’engrenages ». Il revient aux visiteurs d’en actionner le mécanisme. Le résultat? Un drôle d’objet qui offre une « musique pas très mélodique ». Au moins, elle ne se détruit pas à la fin, comme pour d’autres œuvres du même acabit.
Pièces de Vespa
Grâce à l’esprit entrepreneurial et visionnaire qui domine cette époque, l’innovation industrielle va, dans tous les domaines, connaître un essor sans précédent, avec ses succès comme ses échecs (bicyclette sans chaîne, le monorail français…). La marque De Dion-Bouton, qui préfigure l’automobile moderne, dévoile ici un modèle du début du siècle dernier, en coupe, servant pour l’enseignement.
En face, la Vespa, icône de ces productions massives destinées à cette nouvelle société «glorieuse» d’après-guerre – « c’est le miracle italien, cette époque où tout le monde accède aux biens de consommation » – est magistralement mise en scène par Damián Ortega. Une idée de l’éclaté, avec ces trois modèles décortiqués. « On y voit toutes les pièces mécaniques comme sur un dessin d’ingénieur, pour mieux en comprendre les articulations, les assemblages. »
Corps numéroté
Dans la section «Vertiges du nombre», on plonge dans les calculs complexes. Heureusement, Louis Couffignal est là pour nous aider, lui qui a conçu, entre 1946 et 1952, la «machine à calculer universelle», témoignant du basculement du calcul mécanique vers le calcul binaire électronique. « Une pièce historique qui n’a jamais vu le jour », malheureusement.
Celle de Tatsuo Miyajima, elle, est beaucoup moins pratique, mais plus poétique. Ce dernier, avec Life (Corps sans organes) No.18 , illustre le cycle de la vie grâce à son installation pensée comme un organisme vivant composé de petits afficheurs numériques LED interconnectés. « Un algorithme génère des séquences aléatoires », précise le commissaire. Passant de un à neuf, les chiffres évoquent, dans son système, le voyage de la vie à la mort. Symbolisant l’aboutissement de ce voyage, le zéro –« le néant » – est toujours absent.
Danse avec les robots
Dernière étape, avec cette «fascination du vivant», avec ces automates dont le principe de fonctionnement est donc d’imiter l’Homme (ou l’animal, à l’instar de Job, le renard électronique, d’Albert Ducrocq). Entre la sérieuse machine à fumer, qui « mesure la combustion des feuilles de papier » et le plus ludique Wim Delvoye avec l’un de ses Cloaca , reproduisant le principe de la digestion, on tombe encore sur deux œuvres originales : le film Soft Materials de Daria Martin (2004), qui interroge la relation tactile qu’entretient le corps humain avec des objets robotiques intelligents dans une danse « sensuelle entre le métal et la chair »; et Trophy de Conrad Shawcross, qui, mêlant technologie robotique et récit mythologique avec ses bras robotiques, poursuit cette réflexion sur la recherche de mimétisme du vivant.
Grégory Cimatti (photos tous droits réservés)
Exposition «Eppur si muove», au Mudam – Luxembourg. Jusqu’au 17 janvier 2016.
Guido, un guide bien particulier
L’artiste Paul Granjon développe le projet Guido, le «Robot Guide» en partenariat avec Alliance Artem Nancy qui, pour l’occasion, a constitué un atelier regroupant 17 étudiants de l’École nationale supérieure d’art de Nancy, l’École nationale supérieure des mines de Nancy et de l’ICN Business School Nancy-Metz. Rassemblant un artiste, des chercheurs et des étudiants en art, en ingénierie et en commerce, ce projet prévoit la conception, la construction et la programmation d’un robot-centaure nommé Guido.
Tout au long de l’exposition, il présentera au public ses «ancêtres» exposés, tels que l’installation monumentale Fatamorgana, Méta-Harmonie IV de Jean Tinguely ou Job , le renard électronique qui provient de la collection du musée des Arts et Métiers. Guido, que l’on trouvera au premier étage du Mudam, ne se contentera pas de faire une visite, il communiquera aussi verbalement avec le public. Du haut de ses cinquante centimètres, ce prototype est programmé pour présenter aux visiteurs 17 œuvres, à condition que le wifi fonctionne correctement. C’est un fait : les capacités interactives actuelles des robots restent encore limitées… sauf dans les films.