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[Littérature/ Cinéma] Que se passe-t-il dans la tête de Charlie Kaufman ?


S'il y a un artiste capable de capturer le «Zeitgeist» de l'indescriptible année 2020, Charlie Kaufman est celui-là (Photo : AFP).

Il est le scénariste américain le plus adulé du XXIe siècle. En 2020, à 61 ans, Charlie Kaufman fait son retour avec un nouveau film et un premier roman, qui repoussent tous deux les limites de son terrain de jeu favori, le récit «méta». Mais que se passe-t-il dans sa tête ?

«Atroce petit scénariste», «autopromoteur suffisant», «pathétique Narcisse de la trempe d’Adolf Hitler»… Ainsi l’illustre critique de cinéma B. Rosenberger Rosenberg déverse-t-il son fiel sur le scénariste et réalisateur Charlie Kaufman, sa Némésis. Admirateur de Judd Apatow et de Wes Anderson, qu’il surnomme affectueusement «Wanderson» – en opposition à l’hostile «Panderson», le réalisateur de Magnolia (1999) et Boogie Nights (1997), qui ne vaut guère mieux que Charlie Kaufman à ses yeux – le critique n’a que peu de considération pour l’auteur de Being John Malkovich (Spike Jonze, 1999), Adaptation (Spike Jonze, 2002) ou Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004). Et ce, pour une raison évidente : pour lui, Kaufman est un «violeur de l’esprit». Un auteur qui tire sa fierté du chemin tortueux et douloureux qu’il fait prendre au spectateur. Et pour le compte de quoi, au juste? Poser des questions existentielles? Toutes autocentrées. Montrer des objets d’art? Tous surcotés.

Bien sûr, on n’ose pas objecter, la connaissance profonde du cinéma qu’a Rosenberg depuis ses origines (il a écrit plusieurs dizaines de monographies massives sur des cinéastes connus ou oubliés du début du XXe siècle à nos jours) ayant forcément, quoique pompeusement, prévalence sur notre simple jugement de valeur. Seulement, B. Rosenberger Rosenberg… n’existe pas, si ce n’est dans l’imagination de ce même Charlie Kaufman qu’il honnit. Inventé de toutes pièces et planté en antihéros vieillissant, chauve et barbu du premier roman de Kaufman, Antkind, une plongée vertigineuse dans la spirale infernale de l’obsession et de la démence de plus de 700 pages. Cette descente aux enfers arrive lors d’un voyage en Floride pour le narrateur, qui entreprend sur place un travail de recherche pour son prochain ouvrage. Par un hasard (ou est-ce le fait du destin?), son voisin de palier très, très âgé, un certain Ingo Cutbirth, possède de précieuses informations sur le sujet de recherche de B. Il lui glisse qu’il a aussi réalisé un film sur une période de 90 ans, aujourd’hui fini, et dont la durée totale est de trois mois (pauses pipi et dodo comprises). Le film, sans titre, devient l’objet d’une obsession maladive de la part de B., qui se met en tête de devenir celui qui fera découvrir ce film au monde.

S’il y a un artiste capable de capturer le «Zeitgeist» de l’indescriptible année 2020, Charlie Kaufman est celui-là. Ses récits de personnages névrosés et méprisants envers eux-mêmes autant qu’envers les autres (des copies, ou des copies de copies de Charlie Kaufman) devenant invariablement prisonniers d’une dimension où le réel et l’irréel cohabitent renvoient à l’irrémédiable caricature de notre monde, un peu plus réelle chaque jour, mais à laquelle on continue d’avoir du mal à croire (alors imaginez le comprendre…). Voilà la ligne que Kaufman tisse tout au long de son roman-fleuve. C’est aussi celle qui guide son nouveau film, I’m Thinking of Ending Things, disponible sur Netflix depuis le 4 septembre. Dans le long métrage – le troisième de Kaufman après Synecdoche, New York (2008) et le film d’animation Anomalisa (2015), coréalisé avec Duke Johnson – une fille (Jessie Buckley) se questionne sur elle-même et sur sa relation avec son petit ami (Jesse Plemons) alors qu’elle s’apprête à rencontrer les parents de ce dernier (Toni Collette et David Thewlis) un soir de tempête de neige.

La «métafiction» au plus haut degré

Antkind, sorti début juillet en langue anglaise (sa traduction française est prévue pour janvier 2021 aux Éditions du Sous-Sol), n’a précédé que de deux mois la sortie de I’m Thinking of Ending Things, et les deux œuvres se répondent. Car que serait une œuvre de Charlie Kaufman si celle-ci ne s’emmêlait pas dans la toile épaisse et exubérante de la métafiction à son degré le plus poussé, de l’autoréférenciation, bref, du jeu de ping-pong parfaitement assumé entre Charlie Kaufman et Charlie Kaufman ? À ces deux œuvres, qui amènent le postmodernisme à un niveau supérieur, il y a un monde commun. Ou, si l’on veut séparer le réel du non-réel (soit : se compliquer la tâche), plusieurs. Oui, on sait où commence le réel. Non, on ne le sait pas.

Dans Antkind, le narrateur, B. (il n’utilise que son initiale pour favoriser l’utilisation de la grammaire non genrée), cite des noms par centaines : des vrais (Apatow, Anderson, William Greaves, Christopher Nolan…), des faux (Kertes Onegin) et d’autres entre deux. On entend parler d’un certain Tarrantinoo, d’une réplique de film bien connue («Are you talking to me?») que B. attribue à «Robert De Niro dans la série télévisée Taxi» ou encore du film Fly!, réalisé par Dave Cronenberg. S’agit-il des erreurs que ferait le cerveau débordant de savoir du personnage? Possible. Mais dans I’m Thinking of Ending Things, on rencontre des situations similaires : la jeune fille (sans nom, elle aussi) se dispute, sur le chemin du retour, avec Jake, son compagnon, à propos d’un film de John Cassavetes, et se lance avec passion dans une diatribe qui est en réalité mot pour mot le texte virulent écrit par la grande critique (réelle, cette fois) Pauline Kael dans le New Yorker à l’époque de la sortie du film. Peut-être (sûrement) que la perception de la réalité, chez Charlie Kaufman, est différente du réel.

Kaufman n’a pas son pareil pour créer un réel-fiction aussi angoissant qu’il est drôle. S’il révèle un talent de romancier du niveau de Thomas Pynchon ou David Foster Wallace (puisqu’il aime le «namedropping» et les comparaisons, faisons-lui cet honneur), il propose avec I’m Thinking of Ending Things son film le plus ambitieux. Celui qui estimait, en 2004 dans le magazine Time, «ne pas savoir ce qu’est un troisième acte», construit son objet filmique selon le modèle classique (la contradiction, encore et toujours) avec un premier et un troisième acte dans la voiture (l’aller et le retour) et un deuxième acte explosif chez les parents, qui plonge dans le malaise avec les deux pieds joints. Kaufman corrompt évidemment la structure avec un récit qui défie plus que jamais les lois de la linéarité. Antkind pousse même le concept plus loin, et on comprend rapidement le choix de la forme littéraire, tant le roman est inadaptable au cinéma. À part par Charlie Kaufman (n’en déplaise à B. Rosenberger Rosenberg). L’étrangeté des deux œuvres est intimement liée aux nombreux repères que l’auteur introduit pour mieux déstabiliser le lecteur/spectateur.

Les noms de célébrités et titres de films sont légion, mais Kaufman affronte des thèmes on ne peut plus actuels, de la masculinité toxique à Black Lives Matter, de #MeToo à Donald Trump. Attention : Antkind et I’m Thinking of Ending Things ne sont ni des brûlots ni même des œuvres engagées. En fait, ils n’ont rien de politique. Charlie Kaufman croque le monde à travers le regard de ses personnages, un monde qui prend la forme d’une «infinie comédie» examinée sous toutes ses coutures, avec des angoisses qui répondent, forcément, aux questionnements de l’artiste. Ce sont les deux protagonistes du film, l’homme et la femme (Charlie Kaufman, pile et face), qui se déchirent sur la misogynie du film de Cassavetes ou sur les références évidentes au viol dans le standard de Noël Baby It’s Cold Outside. C’est B., qui utilise de manière obsessionnelle un pronom non binaire, qui n’a de cesse de parler de sa «compagne afro-américaine» ou du «cinéaste afro-américain» sur lequel il travaille, un pionnier du «cinéma afro-américain». B. veut désespérément avoir l’air «woke», sans doute pour se rajeunir, mais en devient tellement obsédé qu’il n’a l’air de rien d’autre qu’un vieux pédant tendance raciste. Un effet inverse qui déclenche d’énormes moments de rire. C’est un autre personnage du roman, le bien nommé Donald Trunk (sic), qui sera à l’origine d’une armée de poupées-robots érotiques fabriquées d’après sa propre apparence. Ce sont toutes ces choses, et tant d’autres, qui enrichissent savamment le monde du réel-fiction de Charlie Kaufman.

L’œuvre d’art totale

Alors vient le questionnement central de ses personnages, celui qui lie tous les éléments de son univers si unique : la valeur de l’art. Comment considérer une grande œuvre et comment la distinguer d’une petite ? Toute entreprise artistique doit passer par le jugement de valeur, sans que l’on sache si celui-ci est émis par Kaufman ou l’un de ses nombreux personnages-avatars. Quand B. Rosenberger Rosenberg émet les siens haut et fort, dans le besoin monomaniaque de faire prévaloir son avis, Kaufman réalisateur use de toutes les possibilités du format cinématographique pour livrer un discours sous forme de gags, parfois aventureux et pas toujours accessibles. Dans une scène mémorable de I’m Thinking of Ending Things, le personnage du concierge, dont le rôle se dessine au fur et à mesure de l’histoire, regarde un film. Celui-ci n’existe pas dans le monde réel, mais Kaufman interrompt son long métrage en plein milieu dans un mouvement audacieux et comique par un (faux) générique de fin qui annonce : «Réalisé par Robert Zemeckis». Le réalisateur de Forrest Gump (1994) et Back to the Future (1985), remercié dans le (vrai) générique de fin, est moins une cible de l’humour grinçant de l’auteur qu’un dommage collatéral de son univers grandiosement foutraque.

Seul Charlie Kaufman détient la clef de Charlie Kaufman. Ce qui se passe dans sa tête est un mystère qui ne sera jamais résolu, et tant mieux. Qui oserait demander à David Lynch d’expliquer chacune de ses bizarreries surnaturelles? Kaufman est unique parce qu’il peut se démultiplier à l’infini. Dans les espace-temps (n’y en a-t-il pas d’ailleurs un seul, unique, où vivent tous les personnages de ses œuvres?) qui sont le fruit de son imagination, chaque ligne de texte, chaque dialogue et chaque image peut être une porte d’entrée à la propre identification du lecteur/spectateur qui, lui aussi, doute, se questionne, a des névroses. C’est là, et uniquement là, que l’on reconnaît une œuvre intelligente, encyclopédique. En d’autres mots : une œuvre d’art totale. Cela, B. Rosenberger Rosenberg l’a compris quand il écrit : «Que nous soyons en plein milieu d’une crise environnementale, d’une extinction de masse, n’est une surprise pour aucun être pensant, mais ce qui m’apparaît à ce moment dans un élan épiphanique, est qu’il y a également une extinction de masse culturelle. Les pesticides, dans ce cas, sont l’ego et l’ambition et la cupidité. On veut que sa graine pousse aux dépens des autres, détruisant l’écosystème des idées (…) C’est ainsi dans le monde d’idées dans lequel je voyage. Je ne suis pas totalement clair sur ce raisonnement, mais ça me semble profond.» Ou bien est-ce Charlie Kaufman ?

Valentin Maninglia

Antkind (roman), de Charlie Kaufman.

I’m Thinking of Ending Things (film), de Charlie Kaufman.

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