Engagement écoresponsable, envie de renouer avec le public, urgence en matière de professionnalisation : en marge des présentations de leur nouvelle saison, plusieurs théâtres du pays font le point sur leurs nouveaux défis.
« Rouvrir, enfin! » Myriam Muller pousse un cri du cœur : le théâtre du Centaure, dont elle est la directrice artistique depuis 2015, sort d’un long confinement. Le service reprend dans la cave voûtée et, de manière générale, c’est le retour du théâtre tel qu’on ne l’espérait plus pour les théâtres du Luxembourg, libérés totalement (ou presque) des annulations et reports des saisons passées liés au covid.
Le Centaure a, comme d’habitude, présenté mardi sa saison 2022/2023 aux côtés de ses collègues des Casemates et du Théâtre ouvert Luxembourg (TOL), où avait lieu la conférence de presse. La directrice artistique de ce dernier, Véronique Fauconnet, ne cache pas non plus qu’elle a «chaud au cœur de revenir à une forme de normalité». Frank Hoffmann, le directeur du Théâtre national du Luxembourg (TNL), qui a présenté sa saison lundi, assure néanmoins que «le théâtre n’est jamais parti» : «Il était toujours présent, y compris pendant ces mois, en 2020, où l’on ne pouvait pas jouer. Nous sommes au moment où le théâtre revient en force. Du moins, je l’espère.»
«On se lance dans une reconquête»
Tout soulagement et tout optimisme mis à part, Véronique Fauconnet considère qu’elle n’«ouvrira le champagne de la normalité qu’en février ou mars», car, pour l’heure, et parallèlement aux débuts de saison qui approchent à grands pas, d’autres défis sont à relever pour ces institutions. Tout en haut de la liste, le retour d’une fréquentation assidue est autant une gageure qu’une crainte, après la baisse des réservations subie par tous la saison passée. «On se lance dans une reconquête», soutient Myriam Muller. Elle analyse : «Quand je suis arrivée à sa tête, le Centaure tournait autour des 60 % de fréquentation. Après un travail de longue haleine dont nous sommes fiers, nous sommes arrivés à plus de 90 % de fréquentation. Maintenant, on doit recommencer à zéro, ou presque.»
(Au Centaure), nous sommes arrivés à plus de 90 % de fréquentation. Maintenant, on doit recommencer à zéro
Le son de cloche est plus optimiste du côté du TNL, Frank Hoffmann affirmant que, lors de la saison passée, «la fréquentation rejoignait plus ou moins les chiffres de 2019». Pour autant, il dit ne pas savoir si le public est «prêt à revenir» : «On sait maintenant que le théâtre n’est pas un lieu où se propage le virus. Pour autant, la pandémie n’est pas terminée. De plus, il y a une guerre, le climat est déréglé… Nous vivons dans un climat de dépression généralisé. Tous les jours, on nous dit que les gens souffrent, mais il faut aussi donner de l’espoir. Notre slogan, cette saison, reprend le titre d’une pièce de Samuel Beckett, Nacht und Träume. Il fait nuit dans le monde, à nous de parler des rêves.»
Préoccupations actuelles
Frank Hoffmann parle du théâtre comme du «miroir infidèle de notre société»; autrement dit, il se bat contre les blessures du monde et ne se contente plus de les pointer du doigt. En mars, il mettra en scène une création dont il est également l’auteur, Café Terminus, inspiré par un texte d’Eugene O’Neill. «On est dans un monde en crise, peut-être en guerre, raconte le directeur. Dans un ancien café se sont réfugiés des gens en marge de la société, pleins d’illusions, qui refusent le monde tel qu’il est.»
Ailleurs aussi, les préoccupations actuelles sont le terreau des choix de programmation : «le langage de la guerre» sera le thème prédominant de la saison des Casemates (avec plusieurs lectures ou une adaptation de 1984 de George Orwell pour clôturer la saison, en juin), le Centaure abordera notamment les thèmes du consentement et de la pédophilie (avec les pièces Blackbird, de David Harrower, en novembre, et À la carabine, de Pauline Peyrade, en février), mais aussi de la guerre et du changement climatique (avec une réinvention de l’Antigone de Jean Anouilh), tandis que le TOL se frottera dès le début de sa saison, en octobre, à la catastrophe nucléaire avec Les Enfants, de Lucy Kirkwood. «On sait ce que l’on devrait monter pour remplir des salles, assure Véronique Fauconnet, mais ce ne sont pas les choix éditoriaux que l’on fait. On espère que ce qui nous interpelle résonne chez les gens.»
L’écoresponsabilité, un nouveau pilier
L’un des thèmes phares dans la discussion actuelle est celui de la crise climatique, et les directeurs de théâtre entendent bien imposer l’écoresponsabilité comme un nouveau pilier de leur engagement. Cela passe par plusieurs facteurs, à commencer par «la réutilisation d’anciens décors», idée partagée par le TNL, le TOL, le Centaure et les Casemates.
Aux côtés de la scénographe des Enfants, Julieta Fernandez, Véronique Fauconnet dit n’avoir travaillé «qu’avec de la récup», et les costumes des comédiens seront leurs propres vêtements. «Cette méthode me semble primordiale : le théâtre, c’est aussi de l’artisanat», ajoute-t-elle. Au TNL, Frank Hoffmann développe une autre idée, celle de reprendre des spectacles déjà présentés, au nombre de quatre cette saison. «Les costumes et les décors existent déjà, et cela participe de la création de notre propre répertoire, qui fait aussi partie de cette idée de durabilité», dit le directeur.
«Environnement plus sain»
Plus d’un an après la tenue des Assises sectorielles dédiées au théâtre, en juin 2021, la question de l’écoresponsabilité dans le secteur a été, de l’avis général, correctement cernée, mais il faut désormais s’attaquer à l’autre préoccupation en suspens : la professionnalisation du secteur. Pendant la pandémie, «beaucoup de choses ont été faites pour les artistes, et ce sont maintenant les lieux qui doivent être soutenus», martèle Myriam Muller. Véronique Fauconnet la seconde : «Pour Myriam, Lex (Weyer, le président du théâtre des Casemates) et moi, il n’est plus possible de travailler comme ça, bénévolement. On les tient à bout de bras, ces maisons!», lance, passablement irritée, celle qui, en plus de diriger le théâtre et de faire de la mise en scène, gère aussi les éventuels petits travaux, «les fuites»… Le tout avec, pour seule rémunération, son cachet d’intermittente.
Nous vivons dans un climat de dépression généralisé (…) Il fait nuit dans le monde, à nous de parler des rêves
Tous saluent les efforts du ministère de la Culture, mais attendent néanmoins un soutien urgent dans ce sens, en particulier pour les tâches administratives et autour de la direction artistique. «Les pouvoirs publics veulent nous aider, c’est indéniable, tranche pour sa part Myriam Muller, et ne le peuvent pas par manque de budget. (Mais) le Centaure va fêter ses 50 ans d’existence, il y a quelque chose à pérenniser. On n’est plus à l’époque associative : les gens qui travaillent dans le théâtre aujourd’hui ont choisi cette précarité, il faut donc une administration solide derrière.» La lutte pour «un environnement plus sain, financièrement parlant», n’est pas près d’être terminée…