Seule œuvre de Picasso présente dans une collection publique au Luxembourg, ce « Paysage de Cannes au crépuscule » fascine Gosia Nowara, conservatrice des Beaux-Arts.
Gosia Nowara
Gosia Nowara, Luxembourgeoise d’origine polonaise, est arrivée au Grand-Duché à l’âge de 7 ans. Rapidement, elle sait que sa vie tournera autour de l’art. Après un bac section E (arts plastiques), elle file à l’université libre de Bruxelles pour entamer un long cursus en histoire de l’art. Elle obtient son master après avoir travaillé sur la collection de deux comtes polonais amateurs des peintres belges des XIXe et XXe siècles. Elle se lance sur un tout autre sujet pour sa thèse : les bâtiments Arts nouveaux de Cracovie.
Parallèlement, elle tient à fréquenter l’Académie des Beaux-Arts. «Je voulais être sûre de ne pas pouvoir devenir artiste !», rigole-t-elle.
Une fois son parcours académique achevé, Gosia Nowara travaille deux ans à la galerie Brenart, toujours à Bruxelles, une expérience très enrichissante. «À l’université, l’argent est un sujet tabou, souligne-t-elle. Mais le contact d’un commissaire-priseur qui collaborait à la galerie a permis de libérer toutes ces barrières !»
En 2009, après le départ à la retraite du conservateur Jean-Luc Koltz, elle planche pour le concours qui permettra de le remplacer à la section des Beaux-Arts du MNHA. Elle sera choisie.
Le tableau
Ce paysage est une œuvre tardive du grand maître espagnol (1881-1973). Il s’agit d’un grand format (130 x 195 cm), ce qui n’est pas fréquent pour l’artiste. «La toile est signée en rouge, dans le coin en haut à droite, ce qui prouve que l’œuvre est achevée et que Picasso a voulu la montrer telle quelle, note Gosia Nowara, qui précise qu’«au moment où il peint ce tableau, il est déjà reconnu comme un des peintres les plus importants du XXe siècle.»
Ce paysage, peint le 30 mars 1960, est celui qu’il peut observer depuis le balcon de sa villa cannoise, La Californie, dans laquelle il s’est installé cinq ans auparavant. Nous sommes au crépuscule, le soleil flanche et le ciel s’assombrit.
«Picasso utilise des moyens d’expression très simples, comme cette colombe posée à droite sur la balustrade. Elle fait référence à la célèbre Colombe de la paix qu’il a créée en 1949 pour le Mouvement mondial des partisans de la paix. Autour de cette tache blanche, les couleurs se chevauchent dans un ensemble expressionniste. On retrouve les éléments qu’il a peints dans la balustrade dans ses peintures et ses sculptures. En fait, ce Paysage de Cannes au crépuscule résume toute sa vie !»
Son arrivée au musée
Ce Picasso est le seul tableau de l’artiste présent dans une collection publique au Luxembourg. Il est donc extrêmement important, non seulement pour le musée national d’Histoire et d’Art, mais aussi pour le pays tout entier. Et pourtant, son arrivée dans la collection a été bien tortueuse…
Prêté par une galerie suisse, le tableau est tout d’abord exposé au MNHA lors de l’exposition de 1999 portant sur l’École de Paris (1945-1964). Mais lors du décrochage, la toile est légèrement endommagée. L’État propose alors au propriétaire de racheter l’œuvre pour six millions de dollars. L’affaire est entendue. Le Paysage de Cannes au crépuscule devient la propriété de l’État qui le fait restaurer et le prête au MNHA à partir de 2002.
En 2012, le ministre du Trésor et du Budget, Luc Frieden, annonce qu’il compte vendre le tableau pour renflouer les caisses de l’État. À l’époque, le marché de l’art n’est pas réceptif et le tableau ne trouve pas d’acheteur au prix attendu, pourtant inférieur au prix d’achat. Il faudra finalement attendre un décret du Premier ministre, Xavier Bettel, en 2012 pour que le Picasso soit «versé au patrimoine détenu par le musée national d’Histoire et d’Art». Le tableau n’est donc officiellement plus à vendre.
Pourquoi ce choix
Gosia Nowara n’a pas choisi ce tableau uniquement parce qu’il est l’œuvre du nom le plus connu de l’histoire de l’art, mais parce qu’il contient en lui une tension impalpable. «Ce paysage est une critique de l’urbanisation de son époque. Lorsqu’il achète La Californie, Picasso a vue sur la mer. Mais de plus en plus de maisons se construisent et la lui cachent.» Avec une économie de moyens, Picasso retranscrit cette ambiance morose : «La grue n’est composée que de quelques traits, les maisons sont noires, le crépuscule assombrit l’ensemble…»
Pourtant, il serait faux de ne voir sur cette toile que l’expression d’une déprime. Gosia Nowara y sent de l’espoir, aussi. «La colombe blanche et la lumière venue de la droite laissent entrevoir une aspiration à l’optimisme», apprécie-t-elle.
Cette œuvre, en tout cas, ravit la conservatrice : «Je suis très heureuse de l’avoir parce que c’est un tableau qui bouscule le spectateur. Certaines personnes pensent qu’il s’agit d’un mauvais Picasso, parce qu’il n’est pas classique. Je ne suis absolument pas d’accord ! Pour moi, il s’agit d’une magnifique composition et j’y retrouve complètement son langage.»
Erwan Nonet
Date d’acquisition : acheté par l’État pour six millions de dollars en 1999 et versé dans la collection du musée en 2014.
Emplacement dans le musée : bâtiment central, étage 4, art moderne et contemporain (actuellement non exposé).