Le Luxembourg a-t-il une histoire coloniale ? C’est la question complexe à laquelle le MNHA tente de répondre dans une exposition essentielle, mais qui ne peut éviter quelques pièges.
À l’instar de l’exposition «Iran Between Times» (encore visible jusqu’au 11 septembre), le travail du musée national d’Histoire et d’Art (MNHA) autour du passé colonial du Grand-Duché de Luxembourg a été mis en œuvre dès 2019, mais «l’actualité nous a rattrapés», annonce Michel Polfer. Le 25 mai 2020, la mort brutale, aux États-Unis, de George Floyd et l’ampleur subséquente du mouvement Black Lives Matter ont conduit outre-Atlantique à questionner une bonne fois pour toutes la place donnée à la représentation des figures esclavagistes dans l’espace public, avec des statues érigées à leur gloire et leurs noms donnés à des rues. Le débat a vite trouvé sa place en Europe aussi, avec la dégradation par des manifestants antiracistes, en France, de la statue de Colbert – ministre de Louis XIV ayant joué un rôle primordial dans l’instauration d’un «Code noir» destiné à légiférer sur la condition des esclaves – devant l’Assemblée nationale, à Paris, ou en Belgique, de plusieurs statues du roi Léopold II.
Au Luxembourg, la question méritait également d’être posée. Dans les jours qui ont suivi la mort de George Floyd, le collectif d’artistes Richtung22 a «emprisonné» la fontaine représentant Nicolas Cito à Bascharage, ville de naissance de cet ingénieur du Chemin de fer du Congo qui a fait construire une ligne de 400 km, dont les travaux ont causé la mort de plus de 5 000 travailleurs, majoritairement Africains. La même semaine de juin 2020, les députés du Parti pirate Sven Clement et Marc Goergen ont signé dans une question parlementaire la demande de reconnaissance des responsabilités du Luxembourg au Congo et fait la demande au Premier ministre de présenter publiquement des excuses (encore attendues à ce jour). Le mois suivant, le conseil communal de Wahl vote pour le changement de nom de la rue Nicolas-Grang, à Buschrodt, quand il est rappelé que celui-ci avait pris part à plusieurs massacres dans des villages congolais, chose que la célébrité locale avait reconnue, non sans fierté, dans plusieurs lettres…
«Dresser un constat»
Si le Luxembourg n’a jamais eu, à proprement parler, de colonies, son histoire coloniale est inextricablement liée à celle du Congo belge. L’année de la très importante exposition «Le passé colonial du Luxembourg», visible au MNHA jusqu’au 6 novembre, n’est pas le fait du hasard : en 1922, la Belgique reconnaît aux Luxembourgeois un statut égal à celui des Belges dans leurs colonies africaines, au Congo, au Rwanda et au Burundi. Ce qui ne signifie pas que l’histoire coloniale du Luxembourg commence à cette date : des Luxembourgeois, par exemple, ont participé à l’exploitation du «caoutchouc rouge» dès la fin du XIXe siècle, «dans des villages où a été exécutée jusqu’à 80 % de la population», indique Régis Moes, commissaire de l’exposition. «Ces exactions étaient déjà connues à l’époque et renseignées», ajoute-t-il en indiquant une page d’un quotidien grand-ducal datant de 1895.
L’exposition, réalisée «en discussion avec des ONG» et accompagnée de commentaires, propose ainsi de poser un regard averti et avisé sur plus d’un siècle d’histoire coloniale du Luxembourg, principalement vécue à travers les colonies belges et, en particulier, le Congo. «Cette exposition ne cherche pas à corriger le passé, avait prévenu en préambule Michel Polfer, mais à dresser un constat»; Régis Moes, pour sa part, souligne «le choix de ne pas dénaturer ni édulcorer les sources, y compris dans l’utilisation de termes problématiques». Ainsi, il est fait mention, dans la presse d’époque, de «collaboration coloniale belgo-luxembourgeoise» quand, dans les conversations informelles, on parlait d’une colonie «qui nous appartient un peu aussi», rappelle le conservateur.
Expos coloniales et zoos humains
«Le Congo était une colonie spéciale pour le Luxembourg», dit le commissaire d’exposition, en insistant sur les visites d’État de politiques luxembourgeois, dont certaines ont été documentées et aujourd’hui montrées. Et ce, jusqu’au 30 juin 1960, jour de l’indépendance du Congo, où le ministre luxembourgeois de la Justice de l’époque, Paul Elvinger, présent aux côtés du roi Baudouin, s’était exprimé «en soutien à la douleur de la Belgique» après le discours de Patrice Lumumba. Et bien que l’on ne puisse pas véritablement parler de conquête coloniale, la présence du Luxembourg au Congo a été motivée par des raisons principalement économiques, politiques et religieuses. Des familles entières s’y sont installées et d’environ 600 avant l’indépendance, le nombre de Luxembourgeois vivant au Congo a chuté à 190 en 1963.
Depuis le Luxembourg, la situation était «ambigüe», commente Régis Moes. «L’État n’encourageait pas directement les Luxembourgeois à aller dans les colonies, mais on faisait la promotion d’une carrière coloniale à l’école» ou encore dans le clergé, avec «plus de 50 % des missionnaires luxembourgeois qui vivaient à l’étranger en 1922». Les partis politiques de tous bords, souligne également le commissaire, soutenaient et finançaient les actions coloniales au Congo; après tout, pour eux, «les coloniaux sont aussi un électorat qu’il faut aller chercher». Mais l’exemple le plus évident d’une histoire coloniale visible au Luxembourg réside dans l’organisation, à deux reprises, d’«Expositions coloniales», en 1933 et en 1949. Organisées par le Cercle colonial luxembourgeois (CCL) – «un lobby politique» qui possédait sa propre publication pour faire parvenir au Luxembourg des nouvelles des colonies –, celles-ci «mêlaient art et informations didactiques sur l’action coloniale au Congo». Plus violents encore, les «zoos humains» étaient une attraction longtemps prisée des fêtes foraines. Ainsi, entre 1836 et 1936, la Schueberfouer a accueilli un «village africain» où étaient exhibés des êtres humains, présentés aux visiteurs comme des curiosités.
«Le passé colonial du Luxembourg» aborde avec justesse une question complexe et controversée, qu’il était temps de considérer. Et pourtant, on s’inquiète devant la place quasi inexistante donnée au regard des colonisés, des anticolonialistes (tout juste Jacques Leurs et Paul Fabo sont-ils mentionnés) ainsi qu’à la question de la décolonisation et du pillage d’œuvres et d’objets. Régis Moes défend le «choix» de ne pas aborder ces questions frontalement pour favoriser des «pistes de réflexion». Mais quand le commissaire d’exposition révèle que sur les 300 000 personnes qui formaient la population du Grand-Duché dans la première moitié du XXe siècle, «plus ou moins chaque Luxembourgeois connaissait quelqu’un au Congo», il semble donc évident que ces questions, presque évitées de justesse dans l’exposition, concernaient elles aussi l’ensemble de la population…
«Le passé colonial du Luxembourg», jusqu’au 6 novembre. MNHA – Luxembourg.
Rendez-vous et conférences
Parce que le passé colonial du Luxembourg ne saurait être abordé de façon totalement exhaustive sans accompagnement ni explications supplémentaires nécessaires à un tel sujet, le MNHA organise plusieurs conférences et rencontres pendant toute la durée de l’exposition.
Jeudi 5 mai, 18 h.
«Violence coloniale et résistances au Congo (1876-1960)», par Benoît Henriet, professeur d’histoire à l’université VUB de Bruxelles.
Jeudi 2 juin, 18 h.
«Le Luxembourg : un État colonial?», table ronde avec la participation, entre autres, de Franz Fayot, ministre de la Coopération et de l’Action humanitaire.
NB : l’événement aura lieu exceptionnellement à Neimënster.
Jeudi 9 juin, 18 h.
«Cette colonie qui nous appartient un peu», par Régis Moes, commissaire de l’exposition.
Jeudi 16 juin, 18 h.
«Treize années de guerre coloniale portugaise en Afrique», par Irene Flunser Pimentel, docteur-chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de Lisbonne.
Jeudi 29 septembre, 18 h.
«’Nobles sauvages’ et cannibales. Les clichés coloniaux dans le cinéma», par Yves Steichen, spécialiste du cinéma (en luxembourgeois).
Jeudi 6 octobre, 18 h.
«Les zoos humains», par Jérôme Quiqueret, journaliste au Tageblatt.