L’OPL reprend du service ! Ce jeudi soir, à 19 h, la Philharmonie accueillera de nouveau son public (avec une jauge réduite) pour fêter son quinzième anniversaire. Le chef d’orchestre Gustavo Gimeno nous reçoit à cette occasion, et après une longue période d’incertitude pour lui et ses 98 musiciens.
À l’entrée de la Philharmonie, en face de la conciergerie, une affiche attire le regard. En haut de la page épinglée au mur (on retrouvera la même ailleurs dans le bâtiment) : «Règles sanitaires à suivre». Une longue liste qui détaille le comportement à adopter pour chaque musicien sur et en dehors de la scène, et qui rappelle notamment que chacun doit garder son masque jusqu’à ce qu’il soit assis sur scène, et que la distance à respecter entre chaque musicien sur scène est de deux mètres. Avec, en tout, 98 musiciens (une soixantaine ce jeudi soir à la Philharmonie), l’orchestre devait au moins se plier à autant de règles. Et sur la télévision qui diffuse en direct la répétition de l’orchestre, on se fait une idée de ce à quoi ressemble une grande formation symphonique qui joue en respectant les règles sanitaires.
Mercredi, quelques minutes à peine après midi, l’OPL termine sa répétition. Son chef, Gustavo Gimeno, m’ouvre la porte de sa loge, et pendant qu’il se rafraîchit le visage, un coup d’œil alentour semble prouver que rien n’a vraiment changé sur son lieu de travail : des partitions par paquets, que l’on devine annotées d’après les marques de crayon qu’elles portent, sont empilées et rangées un peu partout. Une paire de baskets, sûrement celle qu’il a mise pour venir jusqu’ici, traîne par terre; c’est toujours amusant de s’imaginer un chef d’orchestre porter des sneakers.
Puis il entre, masque sur le visage, chaleureux même si la distanciation sociale n’en présente aucun signe extérieur, et s’assoit. Ce jeudi soir, à 19 h, celui qui est le chef de l’Orchestre philharmonique de Luxembourg depuis 2015 fêtera, avec son orchestre, un double évènement : les quinze ans de la Philharmonie, inaugurée le 26 juin 2005 (l’OPL avait alors interprété la Symphonie n° 8 de Penderecki, une commande du Grand-Duché au compositeur polonais), et la réouverture au public de la salle de concert. Exalté à l’idée de retourner sur scène, où l’orchestre interprètera du Schubert et la Symphonie n° 1 de Brahms, Gustavo Gimeno prend le temps de réfléchir à la soirée qui se profile (et qui sera retransmise en direct sur YouTube), aux questions que soulève le respect des règles sanitaires et à la période de confinement dont sort, tout doucement, le monde culturel.
Quel est votre sentiment à l’approche de ce retour sur la scène de la Philharmonie après près de quatre mois ?
Gustavo Gimeno : Je me sens motivé et utile. Pour les musiciens aussi, en particulier parce que spirituellement, nous avons réalisé que c’était une partie de nous qui disparaissait. On ne le réalise peut-être pas les premiers jours, on se sent comme en vacances, mais au bout d’un moment, on a la certitude qu’il y a un manque, on ne se sent pas très bien par rapport à cela. C’est comme ça. À la fois en tant que musiciens et êtres humains, on se rend compte qu’il y a cette chose spirituelle qui est essentielle dans nos vies et qui nous fait défaut. Quelque chose qui nous fait chaud au cœur.
Gardiez-vous le contact avec tous vos musiciens durant le confinement ? Quatre-vingt-dix-huit musiciens, ça fait beaucoup de monde…
Nous n’avons pas l’habitude de faire cela. Dans mon temps libre, je ne contacte aucun musicien, mais j’ai en revanche parlé avec les représentants de l’orchestre, les délégations, le comité artistique. Nous avons eu des réunions. À travers l’administration nous avons aussi été en contact, donc il y a eu de la communication malgré tout.
D’un autre côté, il faut se le dire, il n’y avait pas grand-chose à propos de quoi nous aurions pu communiquer. Nous sommes restés chez nous, sans rien avoir de prévu, et nous ne savions pas combien de temps la situation telle qu’elle était allait durer. Donc nous n’avons pas eu, en réalité, une véritable raison de parler, aussi parce que nous avons tous été un peu sous le choc.
Au début de la crise, aviez-vous envisagé le recours au streaming comme solution provisoire pour continuer de faire vivre la Philharmonie ?
Comme tous ceux qui l’ont fait en Europe, nous voulions rester connectés à notre public, aux personnes qui suivent l’OPL, aux amoureux de la musique, au Luxembourg. Pour nous, rester à la maison n’est pas une solution.
Nous voulons jouer de la musique pour nous-mêmes, pour tous ceux au Luxembourg qui nous écoutent et qui vont voir nos concerts. Donc, bien que nous ne puissions accueillir que 250 personnes dans la salle (NDLR : le Grand Auditorium peut accueillir en temps normal jusqu’à 1 500 personnes), je crois qu’il est important que nous offrions tout ce que nous pouvons dès que possible.
La culture est une partie essentielle de nos vies : qu’aurait été cette période si nous n’avions pas eu de musique, de films, de livres ? La vie aurait été un désastre et, sans art, elle serait une chose épouvantable. Nous devions donc contribuer à cela, et le streaming était le seul moyen d’y parvenir.
Si l’on a un minimum de bon sens commun et collectif, je crois que les gens sont prêts à se plier aux règles et à collaborer afin que nous puissions créer une atmosphère collective saine
Au programme ce jeudi soir, la Symphonie n° 1 de Brahms et un extrait du Rosamunde de Schubert. Avez-vous pensé cette soirée comme une célébration de la grande musique symphonique pour son retour sur scène ?
En un sens, oui. La Symphonie n° 1 de Brahms est en do mineur. Quand elle débute, elle est sombre, tumultueuse; dans le premier mouvement, il y a clairement une ambiance de conflit. Puis vous avez un second mouvement magnifique, cantabile, léger, suivi d’un scherzo superbe. Et avec le quatrième et dernier mouvement, qui démarre en mineur, on retourne vers les ténèbres.
Ça ressemble beaucoup à la fameuse Symphonie n° 5 de Beethoven (il fredonne) car, aussi sombre et conflictuelle qu’elle soit au début, la symphonie se termine vraiment par un message d’espoir et de triomphe tourné, avec détermination, vers le futur. Elle promet clairement un avenir meilleur. J’ai donc pensé que ce choix était très à propos, et en même temps, il se trouve que nous l’avons jouée un certain nombre de fois en tournée au début de la saison.
Il était important aussi de jouer une pièce que nous connaissons mieux et à laquelle nous pouvons faire confiance, même d’un point de vue technique. C’est la première fois que nous jouons avec la distanciation sociale, il nous fallait donc choisir quelque chose qui soit dans nos systèmes.
Quels problèmes la distanciation sociale pose-t-elle pour un orchestre ?
Si l’on a un minimum de bon sens commun et collectif, je crois que les gens sont prêts à se plier aux règles et à collaborer afin que nous puissions créer une atmosphère collective saine. Il y a bien sûr des règles de base que nous respectons déjà : entrer et sortir du lieu et de la scène avec un masque, garder ses distances, il y a du gel un peu partout à disposition…
Nous n’avons pas de pause, donc il n’est pas possible d’aller boire un café, de sociabiliser : on vient, on répète et on part. Mais nous pouvons au moins faire de la musique, et c’est, de très loin, le plus important.
Gardez-vous les masques durant les répétitions ?
Quiconque souhaite garder son masque peut le garder, même au concert, mais ils sont très peu dans ce cas.
Le nombre de musiciens et la distance qui doit être respectée sur scène comme dans la salle auront-ils une incidence sur l’acoustique ?
L’acoustique ne change pas vraiment, mais nous avons expérimenté différemment notre son sur scène. Plus diffus, moins concentré… On sent moins l’autre. Non pas qu’il soit plus difficile de jouer ensemble, mais nous sommes en train de trouver nos marques. Cela peut dépendre de la pièce que nous choisissons de jouer, mais dans ce cas, nous la connaissons plutôt bien. Elle est construite sur de grandes et larges lignes, et cela rend le tout plus facile qu’avec, disons, une musique très rythmique.
Vous sentez-vous plus libres, vos musiciens et vous, avec cet espace qui vous entoure ?
Je crois que certains aiment ça. Pour moi, ça rend la chose plus compliquée car je sens qu’il y a de la distance, et si je n’en suis pas conscient, si je ne suis pas net avec mes mouvements, il se peut que je ne sois pas en contact avec tout le monde à la fois, et tenter de coordonner un côté et l’autre pourrait me faire perdre ma concentration.
C’est une sensation étrange que de voir la scène plus grande qu’en temps normal. Il faut que j’y réfléchisse.
Qu’est-ce qui vous effraie à l’idée de remonter sur scène après tout ce temps ?
Il y a des préoccupations, mais la perspective d’y ressentir une joie immense est beaucoup plus grande. En réalité, c’est l’objectif qui nous anime tous.
Entretien avec Valentin Maniglia