Pour son troisième week-end, le festival Multiplica, aux Rotondes, accueille l’œuvre Confinement.lands, de l’artiste italienne Cinzia Campolese, qui réfléchit à la perte de sens de l’espace réel en le transformant en art digital.
Le 11 août 2020, l’application Display.land s’est éteinte. Apparu en novembre 2019, le logiciel qui permettait, à partir de la caméra de son smartphone, de réaliser des photogrammétries – ou captures 3D – d’espaces physiques, a pris une tout autre dimension quatre mois seulement après son lancement, quand les confinements liés à la pandémie de Covid-19 ont été mis en place tout autour du globe. À partir de demain, la Black Box des Rotondes deviendra un nouvel espace de confinement, émaillé de fenêtres sur le monde : c’est Confinement.lands, le projet de l’artiste italienne Cinzia Campolese «qui se compose, explique-t-elle, d’un corpus d’œuvres, dont une pièce vidéo et un site web». La première, exposée tout au long du week-end à Luxembourg, «comprend des enregistrements de photogrammétries prises pendant la première période de confinement sur Display.land, qui dépeignent des maisons, des lieux et des personnes confinés dans le monde entier», tandis que le second a été «créé pour former un environnement en ligne rempli de différentes sculptures, une récolte qui représente une inscription dans le temps de situations, d’objets et de personnes».
L’artiste définit son œuvre, qui sera exposée jusqu’à dimanche dans le cadre de la troisième édition du festival des arts et réalités numériques Multiplica, comme une «œuvre collective et inspirée par la collectivité». En avril 2020, depuis Montréal, où elle vit et travaille, Cinzia Campolese a lancé un appel à participation «à travers lequel j’ai demandé à d’autres personnes de m’envoyer les scans 3D» des espaces où les participants étaient confinés, dit-elle. Pour partager les photogrammétries, les utilisateurs pouvaient générer un lien sur Display.land, envoyé ensuite à l’artiste via Instagram ou Facebook. «Cette application représentait pour beaucoup d’utilisateurs un nouvel outil pour partager différents éléments de leur vie. Le contenu publié était authentique, partagé sans aucune prétention ou filtre», ajoute Cinzia Campolese. C’est «l’une des raisons qui m’ont amenée à la réalisation d’une œuvre vidéo».
«Chasse au trésor»
Après avoir collectionné les captures 3D envoyées «de manière spontanée» par des personnes «intéressées par le medium et le projet», l’artiste a procédé à une sélection pour aboutir à son œuvre : «Mon intérêt principal était de récolter des éléments intimes et des points de vue diversifiés. Tous ces regards envers différents types de situations, sujets et objets, enlevés de leur contexte et reconfigurés ensemble, deviennent des éléments narratifs qui évoquent des aspects collectifs qui ont marqué cette période et qui resteront avec nous.» En jouant sur la multiplicité des points de vue, Confinement.lands se soustrait à toute forme de voyeurisme, même volontaire, pour se présenter comme une cartographie de l’isolement. Par là même, on peut le définir comme une œuvre-exposition; Cinzia Campolese elle-même revendique sa «démarche curatoriale».
L’idée maîtresse de l’artiste est moins d’offrir une contemplation d’espaces divers que de questionner, à travers une dramaturgie singulière, la réappropriation de ces lieux intimes. Sur la plateforme web, création «reliée aux comportements de cette période, où les rapports aux outils numériques se sont intensifiés», l’espace choisi apparaît de loin. À l’utilisateur, donc, de traverser le vide virtuel pour pénétrer à l’intérieur et y découvrir, cachés dans l’éther numérique, des poèmes ou des enregistrements audio. Une «chasse au trésor confusionnelle qui rappelle l’environnement d’un jeu vidéo d’enquête», précise l’artiste. «C’est une façon de négocier avec l’absurdité du moment réel dans un vide virtuel, absurdité qui symbolise les luttes et les pertes de cette période. Ces espaces interactifs amènent à un esprit de curiosité et de découverte, mais apparaissent aussi comme des espaces hantés, où une fraction temporelle a été enregistrée dans une empreinte spatiale, mais qui, privés du mouvement, proposent un mélange de mélancolie, d’incertitude et d’espoir.»
«Zone de surveillance de masse»
Pendant le confinement, les réseaux sociaux ont été un refuge pour certains; Zoom ou Skype, une nécessité pour beaucoup. Leur point commun, en dehors d’avoir facilité les moyens de communication, est d’avoir ouvert aux autres une fenêtre virtuelle sur une intimité réelle, dans un moment où la vie sociale réelle était à l’arrêt. «Au début de cette pandémie, l’arrêt d’une grande partie de notre machine capitaliste a créé un vide de sens dans nos espaces publics, nos quartiers, nos rues et nos terrains de jeux et a mis l’accent sur les concepts importants de notre structure sociale déjà endommagée : la production de masse hystérique, l’expansion ultime de nos inégalités socio-économiques et la notion de temps. Dans la plupart des grandes villes, beaucoup d’endroits publics, comme des tours de bureaux, ont été fermés, et tous ces lieux ont cessé d’avoir du sens.» Une «absurdité» pour Cinzia Campolese, qui entend aussi, avec Confinement.lands, «réfléchir à la manière dont on pourrait plutôt reprogrammer une autre forme d’organisme urbain et social». Avec l’installation d’écrans dans un espace d’exposition tel que celui des Rotondes, l’œuvre elle-même pratique, dans un sens, la réappropriation de l’espace public réel par le virtuel. Mais l’artiste italienne croit plutôt à un «questionnement», à savoir, «comment ces notions (d’espaces publics et privés) ont été remises en question suite à cette crise sanitaire».
Un début de réponse est à trouver dans l’usage quotidien de l’outil même qui sert à la réappropriation du réel par le virtuel : le smartphone. Des réseaux sociaux comme Instagram et TikTok invitent l’utilisateur à la mise en scène de soi et Cinzia Campolese pointe du doigt le fait que «les appareils photo des smartphones et les médias sociaux ont créé une sorte de zone de surveillance de masse, où les gens se surveillent de manière routinière en prenant des photos et des vidéos et en les partageant presque en temps réel». L’application Display.land s’est détournée de la mise en scène de l’individu en copiant des espaces réels pour en créer de nouveaux, strictement numériques – un détournement que Cinzia Campolese poursuit dans son installation vidéo, puisque la scénographie consiste en la mise en relation d’une sélection d’espaces entre eux à l’intérieur d’un même espace réel –, et faire ainsi une expérience nouvelle et bizarre d’une situation vécue par tous.
Valentin Maniglia
De vendredi à dimanche, aux Rotondes – Luxembourg.
Plus d’informations sur confinementlands.cinziac.net