William Kentridge impose son style au Mudam, où le travail récent de l’artiste sud-africain est exposé jusqu’à fin août. Engagé, varié et virtuose, l’art de William Kentridge promet de ne pas laisser le visiteur indifférent.
Bienvenue dans le monde fragmenté de William Kentridge. L’artiste sud-africain, né en 1955 à Johannesburg, où il vit et travaille encore aujourd’hui, est mis à l’honneur au Mudam dans une exposition monographique, «More Sweetly Play the Dance» : des œuvres récentes de celui qui, depuis plus de quarante ans, déploie son art prolifique dans tous les domaines, du dessin à la vidéo en passant par la sculpture et le théâtre. Normal, dès lors, que William Kentridge soit au cœur de la deuxième saison du Red Bridge Project, projet interdisciplinaire et conjoint entre la Philharmonie, le Mudam et le Grand Théâtre, tant l’artiste est lui-même un infatigable bâtisseur de passerelles qui relient les nombreux arts qu’il maîtrise. «C’est un projet unique, déclarait l’artiste lors de la présentation de l’exposition au Mudam, depuis son atelier. C’est très précieux pour moi, en particulier, car habituellement, quand mon travail est montré dans un musée, on n’en voit qu’une certaine partie, mais le théâtre fait autant partie de mon travail d’artiste que le reste.»
Et il est peu de dire qu’à l’intérieur du Mudam, le travail de William Kentridge s’impose au spectateur. Dans le grand hall, on se retrouve tout petit devant les monumentaux Shadow (2021), réalisé spécialement pour l’exposition, et, surtout, Almost Don’t Tremble (2019) et ses quatre mégaphones démesurés qui remplissent de musique l’immense espace. William Kentridge : «(Almost Don’t Tremble) a été réalisé initialement pour l’atrium du Zeitz MOCAA, au Cap. L’idée était de remplir le hall avec une sculpture, mais je trouvais que l’espace était trop grand et trop impressionnant pour qu’un objet physique puisse rivaliser. J’ai alors pensé que le son, un matériau invisible, pouvait, lui, remplir tout le lieu.» La source sonore provient de «haut-parleurs de voiture bon marché» à l’intérieur du mégaphone en aluminium, donnant selon l’artiste une «magnifique résonance, expansion et directionnalité» au son. Un projet pour lequel il a collaboré avec cinq compositeurs sud-africains, qui ont chacun réalisé une composition diffusée dans ses mégaphones.
Désordre apparent
Si l’on passe rapidement dans le grand hall, on ne tarde pas à retrouver les mêmes objets et thématiques à l’étage. À commencer par le premier espace d’exposition, conçu comme un atelier d’artiste. «Ce n’est pas une reconstitution littérale de mon studio, mais plutôt une recréation métaphorique», prévient William Kentridge. Dans le désordre apparent se côtoient sculptures petites et géantes (un nez, un téléphone, une caméra, une cafetière…), dessins, collages, vidéos. Les formes sont diverses, mais elles ont un dénominateur commun : des antislogans créés sur mesure ou détournés («J’apporte des nouvelles / J’en ai oublié le message», «Laisse-les penser que je suis un arbre», «L’opinion de Dieu est inconnue», «Attache chaque accusation autour de ta cheville»…) comme autant de fragments de discours qui reviennent, indistinctement, d’œuvre en œuvre, et se complètent comme ils se répondent. Pour William Kentridge, «l’activité de l’artiste est de bien des façons une démonstration de la façon dont nous devons opérer dans le monde. L’atelier est l’endroit où le monde est invité, puis fragmenté, coupé, déchiré, et ces fragments sont rassemblés et renvoyés dans le monde sous la forme d’un dessin, d’un film…» Avec pour but de «donner un sens soit au monde, soit à nous-mêmes».
L’art de William Kentridge fait sens justement dans la réutilisation des mots, des motifs et des symboles qu’il sort d’une œuvre pour les replacer dans une autre, élargissant ainsi son vocabulaire narratif et la portée de son message. À cela s’ajoute donc la variété des formes qui, elles aussi, forment un tout logique qui tourne autour de deux courts métrages d’animation, accompagnés de leurs dessins préparatoires. Chacun des deux films est présenté dans une scénographie qui rappelle autant la scène d’un théâtre que la nef d’une église, à juste titre : le décor, à l’image des mégaphones croisés un étage plus bas, amplifie la portée du discours, réfléchi et curieusement anxiogène dans le cas de City Deep (2020), spontané et libre dans Sibyl (2020) et sa danse sublime, la danseuse animée se transformant en arbre avant de reprendre forme humaine.
À côté des techniques classiques des dessins de Sibyl, où William Kentridge anime ses sujets sur des pages d’encyclopédies anciennes, ceux de City Deep inspirent et aspirent la rétine. En grand format et au fusain, l’artiste représente d’impressionnantes scènes, qui témoignent de son intérêt pour l’architecture intérieure comme pour les décors extérieurs naturels de Johannesburg, et une réflexion engagée et désenchantée sur son propre passé et celui de son pays. Le dessin le plus saisissant représente Soho Eckstein, alter ego de l’artiste, regardant le portrait d’un homme noir, que l’on imagine être un paysan; jusque dans les détails, on croit voir en réalité le personnage se regarder dans un miroir qui, au lieu de lui renvoyer son reflet, le met, avec une certaine violence derrière le calme apparent, face à l’histoire passée et récente de l’Afrique du Sud.
«Danse de la mort»
En sortant de cet atelier imaginé pour rejoindre la galerie opposée, on rencontre 26 personnages, sculptés dans le bronze, qui forment une étrange Procession (1999-2000). Tournés vers la sortie et présentés à hauteur d’homme, les personnages accompagnent plus qu’ils ne rythment les derniers pas du visiteur dans la galerie et finissent de former une certitude : l’atelier, bien qu’extrêmement riche, n’était réellement que l’antichambre de l’œuvre à venir.
More Sweetly Play the Dance (2015) est bien la pièce maîtresse de l’exposition homonyme consacrée à William Kentridge. Par la taille, d’abord : sept écrans géants et quatre mégaphones (les mêmes modèles que précédemment) pour un film de quinze minutes qui représente une véritable procession, jouée par des danseurs et musiciens sud-africains. «C’est une sorte de danse de la mort médiévale», expose l’artiste. Une procession qui se fait de plus en plus bruyante et galvanisante au fur et à mesure que les performeurs, réellement filmés puis montés dans un décor élaboré à travers les dessins au fusain de Kentridge, défilent. Du prêtre au paysan, de la malade au prisonnier, toutes les franges de la société y sont présentes. Avec cette œuvre, William Kentridge finit de brosser le portrait du pays torturé et schizophrène qui l’a vu naître, en plein apartheid, sans pour autant achever de régler ses comptes avec lui (en témoignent les grandes caisses en bois disposées comme des bancs, réminiscence à peine voilée du passé colonial du pays), mais en parvenant néanmoins à atteindre son lyrisme le plus abouti et en s’affirmant littéralement comme un artiste à la voix qui porte.
«En 2015, l’épidémie qui faisait rage dans l’ouest de l’Afrique était Ebola. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, nous avons notre propre pandémie», dit Kentridge, en faisant référence au variant dit «sud-africain» du Covid, «qui nous a rendus persona non grata partout dans le monde.» More Sweetly Play the Dance «a été fait pour une période différente, mais ne paraît pas inapproprié si l’on regarde où en est le monde en ce moment», ajoute-t-il. Alors que Waiting for the Sibyl, l’opéra de William Kentridge commandé, entre autres, par le Grand Théâtre, doit être présenté en juin à Luxembourg, l’artiste, lui, est toujours dans l’impossibilité de sortir de son pays. Mais il ne désespère pas de pouvoir «venir en avril ou en mai» dans la capitale du Grand-Duché, qui le met à l’honneur. Il conclut : «C’est un plaisir incroyable de pouvoir montrer mon travail, pas seulement au musée, mais dans un musée étendu qui est la ville toute entière.»
Valentin Maniglia
«William Kentridge – More Sweetly Play the Dance», jusqu’au 30 août. Mudam – Luxembourg.