Cette semaine, la critique porte sur Pieces of a Woman, une production Netflix réalisée par Kornél Mundruczo, avec Vanessa Kirby, Shia LaBeouf, Ellen Burstyn, Molly Parker, Sarah Snook… Un drame d’une durée de 2 h 06.
Le plan-séquence, jadis une véritable unité de mesure du prodige d’un cinéaste, s’est aujourd’hui banalisé. Les possibilités numériques aidant, il est servi et resservi à toutes les sauces, perdant presque entièrement le sens de ses atouts. On ne les compte plus que sur les doigts d’une main, ceux qui, aujourd’hui, savent en faire l’usage qu’il mérite : le plan de près de 20 minutes qui ouvre Madre et celui, tendu, d’une conversation secrète qui finit sur un balcon exigu dans El reino, deux fois l’œuvre de l’Espagnol Rodrigo Sorogoyen. Ou, plus évidentes, les prouesses techniques de Paul Thomas Anderson, qui par trois fois présentent, à des époques différentes, les personnages qui forment la grande famille de Boogie Nights, et d’Alfonso Cuaron, dont on retiendra surtout l’hallucinante scène d’action de Children of Men.
Mais celui qui marque le premier acte de Pieces of a Woman s’impose immédiatement comme l’un des plus saisissants qui aient jamais été donnés à voir. Un plan-séquence, ça se justifie. C’est exigeant. Celui-ci absorbe toute l’essence d’une telle démonstration de savoir-faire technique pendant 23 minutes. Vingt-trois longues minutes qui filment au plus près l’accouchement à domicile de l’héroïne, Martha (Vanessa Kirby), entourée de son compagnon Sean (Shia LaBeouf) et la sage-femme (Molly Parker).
Témoin intime d’un drame insoutenable
Vingt-trois minutes durant lesquelles on invite d’abord gentiment le spectateur à s’intégrer au trio heureux, impatient aussi, où la parturiente est le centre d’une attention pleine et univoque, pour prendre ensuite l’observateur par le cou et l’amener dans d’autres phases : celle de la douleur, insoutenable, puis de la détresse et, enfin, de l’irrévocable réalité d’une vie reprise quelques secondes à peine après avoir été donnée.
Avec cet incipit (tourné en une seule prise) qui promet de rester gravé à jamais dans la mémoire, le Hongrois Kornél Mundruczo, dont c’est le premier film en anglais, détient la clé de son long métrage : il tient le spectateur pour témoin intime d’un drame insoutenable, de ceux que l’on s’interdit de montrer au cinéma – encore moins de façon explicite – pour mieux lui dévoiler la dure réalité de l’après, les différentes strates et les enjeux de la (sur)vie.
Les «fragments» de cette femme sont présentés comme autant de tableaux, le temps faisant son affaire, ou les actions de chacun jouant en faveur du temps. Quoi qu’il en soit, et ces morceaux éparpillés façon puzzle étudient la désagrégation d’une histoire d’amour, accélérée par un évènement tragique, et la complexité parfois impénétrable des rapports humains, jusqu’à la lie. Avec, au-dessus de l’héroïne, une question qui hante : comment vivre après la mort quand son entourage et même son propre corps vivent avec la mort?
Un sentiment de voyeurisme qui n’en est pas
Accompagnant la puissance émotionnelle et visuelle du film, il y a cette caméra toujours active, qui va de pair avec – et parfois anticipe – le besoin pour les personnages d’être en mouvement : Martha, apparemment figée dans un deuil qu’elle ne sait pas exprimer et que l’on interprète à sa place, ou Sean, qui rêve de Seattle pour laisser le mal derrière lui…
La caméra observe tout, se déplace constamment sans aucun obstacle, fixée à une Steadycam qui entraîne ce sentiment de flottaison, de voyeurisme qui n’en est pas, tant le spectateur est partie intégrante de l’expérience intime, organique. Mais les sentiments que vont chercher Kornél Mundruczo et la scénariste Kata Wéber – mari et femme dans la vie et qui ont traversé une expérience similaire à celle décrite dans le film – transcendent la puissance des mots et des images.
La renaissance d’une femme
Ils sont construits à travers des scènes qui explosent au visage : celle d’un repas de famille où l’on se crie ses quatre vérités, en lâchant tout; celle d’un viol conjugal, sur le même lit qui a servi au malheureux accouchement. Et ces sentiments de se révéler pleinement au détour d’un plan a priori anodin : deux plantes asséchées, transpercées par un soleil couchant; la vaste étendue d’une mer où flottent encore des morceaux de glace; un ballon brûlé par une cigarette qui, au lieu d’éclater, se dégonfle, lentement.
Plus qu’un film sur la naissance et habité par la mort, Pieces of a Woman est un film sur la renaissance. Celle d’une femme que l’on accompagne dans toutes les étapes, aussi insoutenables soient-elles, de son deuil, à travers laquelle Vanessa Kirby se donne à corps (et à cœur) perdu, et qui compte parmi les très grands rôles féminins du cinéma américain. Peut-être le plus grand depuis Gena Rowlands dans A Woman Under the Influence (John Cassavetes, 1974).
C’est aussi la renaissance d’un cinéaste qui, après le curieux et métaphysique White God (2014) et sa fable politique (ratée) sur un migrant syrien devenu superhéros Jupiter’s Moon (2017), fait avec Pieces of a Woman un retour au cinéma intime et percutant de ses débuts, mais avec, aujourd’hui, une nouvelle terre d’accueil et une connaissance merveilleuse de la technique cinématographique.
Valentin Maniglia