Avec La Planète des singes par Rod Serling, les Américains Dana Gould et Chad Lewis proposent une adaptation saisissante de la première version inédite d’un classique de la SF, sortie tout droit de l’imagination d’un des meilleurs représentants du genre et largement différente du célèbre film.
Vestron réalise le rêve de tous les geeks; l’éditeur de BD l’est forcément un peu, lui aussi, puisqu’il tire son nom du fameux éditeur vidéo américain, pionnier de la VHS, au logo scintillant qui fleurait bon les années 1980 et qui a distribué sur le marché de la cassette des titres cultes pour les amateurs de série B (An American Werewolf in London, Wishmaster ou l’unique film réalisé par Stephen King, l’improbable Maximum Overdrive) mais aussi quelques succès grand public (Dirty Dancing, The Princess Bride).
Plus de 25 ans après la disparition du label vidéo, l’éditeur BD du même nom publie La Planète des singes par Rod Serling – Visions : le scénario abandonné, poursuivant son travail amorcé avec Alien par Dan O’Bannon et Alien3 par William Gibson, soit des adaptations en bande dessinée des scénarios originaux, rejetés par les studios, de films-références de la pop culture.
Avant de devenir le succès que l’on connaît tous, La Planète des singes était un projet cinématographique de longue haleine porté par deux hommes, le producteur Arthur P. Jacobs et le scénariste Rod Serling, vedette «on screen» et «off screen» de la série télé The Twilight Zone, qui décident d’adapter le roman homonyme de Pierre Boulle. Et Serling, après avoir écrit plus de 30 fois le scénario entre 1963 et 1965, remercie la production pour leur patience, mais lui n’en a plus. Le projet, considéré beaucoup trop cher, allait se faire sans lui et allait beaucoup changer.
Une vision complètement différente
Voici donc, pour la toute première fois, cette version ambitieuse, et inspirée d’un classique du film de science-fiction, écrite par Dana Gould, producteur et scénariste de huit saisons des Simpson, et dessinée par l’ancien de Marvel Chad Lewis. La principale différence avec le film sorti en 1968, c’est la vision qu’a Serling de la planète en question : au lieu d’occuper des habitations troglodytes au beau milieu d’une nature sauvage et quasiment préhistorique, les singes vivent à la ville, roulent des voitures, vont au théâtre, au cinéma, au restaurant, exhibent les humains dans des zoos ou des cirques… Quand ils arrivent sur la planète, les astronautes dont fait partie le héros, Thomas – qui deviendra Taylor dans le film – sont accueillis, comme les humains sous-évolués qui vivent là, par une descente d’hélicoptères et de jeeps de l’armée, occupés par des gorilles armés jusqu’aux dents.
On reconnaîtra, dans ces séquences, la brutalité avec laquelle la science-fiction saute aux yeux du protagoniste – et du spectateur/lecteur – qui a contribué à faire de The Twilight Zone une série aussi intelligente qu’efficace dans le frisson. Le tout couplé, bien sûr, à un imaginaire visuel assez fou : Thomas réussit à s’enfuir de la prison-laboratoire où il est détenu pour arriver dans la ville, qu’il découvre avec stupeur.
Gould et Lewis imaginent celle-ci à l’image du New York contemporain à Rod Serling, d’après des descriptions et des notes de ce dernier : dans ces visions, non dénuées d’ironie, Thomas passe devant un passage piéton où les singes traversent, devant les voitures à l’arrêt, en s’accrochant à une passerelle comme ils le font, dans leur état naturel, à des arbres. Quelques cases plus tôt, le héros passe devant un cinéma. L’affiche qui trône devant, imaginent les auteurs, reprend celle d’Autant en emporte le vent, avec des singes qui prennent la même posture que Clark Gable et Vivien Leigh.
Le plus grand intérêt de cette première version réside autant dans ce qu’imaginait Serling de cette société futuriste que dans l’interprétation graphique qu’en fait Chad Lewis. Il ne reste rien du monde aride et coloré indissociable du film de Franklin J. Schaffner; la planète ressemble ici en tous points à la nôtre, mais elle est dominée par des couleurs froides, le bleu-gris envahissant ce nouveau monde civilisé. Gould et Lewis en profitent d’ailleurs pour rendre hommage à l’une des principales inspirations visuelles de The Twilight Zone: les tableaux d’Edward Hopper.
Une curiosité rare
Quelques-unes des grosses idées du film se trouvent déjà dans le scénario de Rod Serling: la découverte finale de la statue de la Liberté, les singes apprenant que la Terre a été victime d’une guerre nucléaire (ce qui fera dire à l’un des singes, dans une courte scène qui sera plus tard réécrite et insérée à la longue séquence de procès : «Pour avoir utilisé une telle bombe, même si ce n’est qu’une fois, à quel point pensez-vous être civilisés?»)…
Mais entre le point A et le point B, pratiquement inchangés, Serling imagine un film qui joue moins sur la métaphore (même s’il évoque aussi en filigrane la question du racisme) et plus sur la critique directe et frontale de la guerre froide et ses conséquences sur la société civile de la première puissance mondiale. C’est peut-être pourquoi Thomas, sous le coup de crayon de Chad Lewis, ne ressemble plus à la présence athlétique de Charlton Heston mais à celle, plus cérébrale et sensible (comme tout protagoniste de The Twilight Zone), de Paul Newman.
La Planète des singes par Rod Serling est une curiosité rare, elle n’en est pas moins un comic book mené de bout en bout avec une maestria qui s’affiche partout : dans la composition des cases et des planches, dans son découpage et, bien sûr, dans sa fidélité infaillible au matériau d’origine.
Valentin Maniglia
Thomas, un astronaute, arrive sur la planète des singes, un endroit qui n’a rien de primitif… Ici, les immeubles pointent vers les cieux et les routes sont bondées d’automobiles. L’arrivée de cet homme va changer la façon dont les singes –et les humains– se voient.
La Planète des singes par Rod Serling – Visions : le scénario abandonné, de Dana Gould et Chad Lewis. Vestron.