La nouvelle directrice du Mudam, Bettina Steinbrügge, l’affirme : le musée est un lieu d’expérimentation, qui doit s’adapter à l’art de notre temps et provoquer le public.
Elle a pris son poste au 1er avril, et Bettina Steinbrügge est déjà bien installée au Mudam. Elle a quitté le Kunstverein de Hambourg, institution historique dont elle était à la tête depuis 2014, pour diriger le musée luxembourgeois en remplacement de Suzanne Cotter. Si elle avoue «commencer tout juste à découvrir la ville et à en apprendre plus sur le musée», elle suit aussi l’art contemporain luxembourgeois depuis quelques années, grâce à la Biennale de Venise ou à une collaboration, il y a quelques années, avec le Casino Luxembourg. Mais celle qui a aussi travaillé à la Berlinale conçoit le musée comme un espace d’expérimentation et d’innovation pour l’art luxembourgeois et mondial, réfléchissant même à la place que pourraient y occuper certains arts comme le film ou les NFT.
Arriver au Mudam, le plus jeune musée du Luxembourg, depuis l’une des plus anciennes associations d’arts d’Allemagne qu’est le Kunstverein de Hambourg, c’est une transition particulière?
Bettina Steinbrügge : Je n’y ai jamais réfléchi en ces termes, à vrai dire… À Hambourg, je disais toujours : « C’est la plus vieille institution de Hambourg, mais c’est aussi la plus jeune. » Mais arriver dans une institution véritablement jeune, je trouve cela intéressant, car il est encore possible de la définir. Nous sommes aussi dans une période très intéressante, où tout est remis en question, et il y a toujours de l’espace pour définir les choses. Les trois premiers directeurs du Mudam ont fait un très gros et un très bon travail, mais les possibilités restent ouvertes. Ce n’est pas comme diriger une institution vieille de deux siècles, qui a connu tous les changements du monde de l’art. Le Mudam a la possibilité d’être un endroit où l’on peut réfléchir à tous ces changements, où l’on peut démarrer un discours sur ces sujets qui deviennent, d’une certaine manière, de plus en plus pressants.
Diriger un musée, c’est donc aussi une affaire personnelle?
C’est un point très intéressant, en particulier pour les musées d’art contemporain. Chacun de mes prédécesseurs a défini le Mudam d’une manière qui lui a été propre. Alors oui, c’est une décision personnelle, même si elle est prise avec l’ensemble de l’équipe, mais les œuvres d’art ont aussi leur importance. Il faut suivre ce qui se passe dans le monde et décider, en conséquence, quel est le « schwerpunkt », autrement dit, sur quoi mettre l’accent. C’est cela qui m’a fait réfléchir à ce qu’était le Luxembourg. Une capitale au centre de l’Europe, profondément liée à l’Europe, avec beaucoup de nationalités différentes qui y vivent – j’ai appris qu’il y en avait 156! La façon dont toutes ces personnes de différentes nationalités vivent ensemble, c’est aussi cela, ce monde qui change, et c’est aussi grâce à cela que l’on parle d’autres sujets comme le changement climatique. Pour toutes ces raisons, je crois que le Luxembourg est l’endroit parfait pour discuter de la société!
Certains changements semblent aller plus vite que d’autres : les réalités virtuelle et augmentée sont aujourd’hui établies, mais l’arrivée des NFT et la façon dont ils ont bouleversé le marché de l’art ont été fulgurantes…
À partir du moment où l’on travaille avec l’art contemporain, il faut être capable d’évoluer, il faut être prêt à changer d’avis, à s’adapter. Les NFT, je crois, sont destinés à rester. Que cela me plaise ou pas, ce n’est pas la question. Ce sont les artistes qui définissent les musées, cela a été le cas avec l’arrivée de la performance, qui est présente dans tous les musées d’art contemporain aujourd’hui. Un musée doit regarder et collectionner l’art le plus important de son époque. Et si les artistes décident de changer l’art de notre époque, alors les musées doivent les suivre.
Les NFT, par exemple, m’intéressent énormément d’un point de vue intellectuel, d’une part, parce que les artistes possèdent les droits de leur travail, y compris quand il est revendu, et, d’autre part, car, malgré ce fameux certificat unique, l’œuvre peut être montrée publiquement, comme dans un musée à ciel ouvert. Beaucoup d’artistes de NFT, comme Simon Denny ou Sarah Friend, réalisent des œuvres qui sont très critiques envers ce système de cryptomonnaie et de blockchain. D’un autre côté, ils tentent de trouver de nouvelles opportunités, de redéfinir notre société.
Craignez-vous que l’évolution du marché numérique empêche à terme les musées de collectionner, et donc d’exposer, les NFT?
Cette question a toujours existé, pas seulement avec les NFT : certains collectionneurs d’art peuvent dépenser des sommes que les musées ne peuvent pas se permettre. Mais pour les artistes, il est aussi important d’entrer dans les musées, pas uniquement dans les collections privées. Heureusement, de bonnes galeries d’art font en sorte que certaines œuvres aillent vers les institutions publiques… Et parfois, les artistes vendent pour moins ou font des réductions. Ça arrive (elle rit)!
Certaines formes artistiques ont encore du mal à trouver leur place au musée. Vous avez beaucoup travaillé, par exemple, sur le rapport entre le film et l’art contemporain…
(Elle coupe.) On pourrait parler de cela pendant les cinq prochaines heures (elle rit)! Il y a une anecdote qui résume bien la situation : j’ai montré un film de James Benning (NDLR : cinéaste indépendant américain, proche de l’avant-garde) au festival de Berlin. L’œuvre était conçue comme une installation. James m’a répété cinq fois avant l’ouverture : « Tu dois dire aux gens qu’ils doivent rester pendant toute la durée de la projection, sinon ça n’a aucun sens. » Ce à quoi j’ai répondu : « James, ils ne vont pas rester, on n’est pas dans un cinéma. » Mais je suis allée prévenir le public de la volonté du réalisateur, parce qu’il avait raison : cela n’avait pas de sens de partir avant la fin de l’expérience. Mais le public n’est pas resté…
L’expérience du cinéma au musée n’est-elle pas trop compliquée à maîtriser, justement parce qu’elle a été définie dans un lieu qui lui est propre?
Cela fait 15 ans que je réfléchis à cette question. Il faut comprendre ce que l’on vient faire dans un musée. C’est une affaire d’espace : en déambulant, on a un rapport à l’écran différent de la salle de cinéma, où regarder un film est un engagement social. Ce sont deux expériences complètement différentes. C’est pourquoi de nombreux artistes qui travaillent avec le film créent aussi des versions destinées à être montrées en installation. Dans l’Auditorium du Mudam, on pourrait montrer des films dans leur intégralité, parce que l’endroit le permet. Mais est-ce que le spectateur a envie que des gens débarquent en plein milieu du film? Dans mon approche, chaque matériel filmique doit être considéré sérieusement, car chaque film a ses propres besoins et possibilités.
Depuis son ouverture il y a 16 ans, le Mudam n’a accordé de la place que très récemment aux artistes contemporains du Grand-Duché. Souhaitez-vous approfondir cette exploration encore toute neuve de la scène locale?
Le Luxembourg a une scène artistique très forte, on peut le voir en particulier tous les deux ans à Venise. Je visite le pavillon luxembourgeois à Venise depuis très longtemps et je suis toujours admirative. C’est une scène très intéressante, et il faut constater que beaucoup de choses se font ici pour les artistes. Quant au musée, je crois effectivement que le Mudam est un endroit où l’art contemporain luxembourgeois doit être collectionné et exposé. Mais pas au risque de devenir un musée local, ce qui repousserait même les artistes luxembourgeois. Il faut faire les deux : amener les arts du monde entier au Luxembourg et exposer les artistes du Luxembourg aux côtés des artistes du monde entier. C’est aussi cela qui rend la scène luxembourgeoise pertinente et florissante : reconnaître et intégrer ces deux visions.
De même qu’un musée n’existe pas sans les artistes, il n’a pas de sens sans un public. Qu’aimeriez-vous lui faire découvrir?
Je crois que le public est intelligent et ouvert aux nouvelles choses. Savoir ce qu’il désire est très difficile et si je devais me conformer à ce qu’il veut voir, on montrerait toujours les mêmes artistes. Mais il faut tendre l’oreille vers lui d’un côté, et de l’autre, le provoquer avec quelque chose qu’il n’aurait jamais imaginé, lui donner à faire une expérience dont il ne savait même pas qu’elle existait. Diriger un musée, c’est faire ces deux choses-là. L’exposition sur Lynette Yiadom-Boakye, par exemple, est excellente, parce que ses peintures sont intelligentes et superbes, et accessibles au public. Mais la prochaine exposition pourrait être complètement différente, elle pourrait tourner autour d’une approche conceptuelle de l’art, parce que notre but est de montrer ce qu’il se passe aujourd’hui dans l’art contemporain. Cela ne m’intéresse pas de concevoir un programme qui exclut le public, mais il est important de le provoquer, sinon on s’ennuie.
Il est important de provoquer le public, sinon on s’ennuie
Le Luxembourg est l’endroit parfait pour discuter de la société!