En racontant la vraie histoire de jeunes ouvrières empoisonnées par leur entreprise, Cy. célèbre le combat au féminin et permet à Glénat d’enrichir sa nouvelle et «révoltée» collection, Karma.
Le jour où on a peint notre premier cadran, le compte à rebours s’est lancé»… La phrase, lâchée en fin d’ouvrage par l’une des protagonistes, malade et affaiblie, est d’une triste exactitude. Et dans un mouvement d’aiguilles, elle ramène un siècle en arrière, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Dans le New Jersey (États-Unis) de 1918, le conflit fini, les esprits se libèrent et les Années folles guettent. Même si la prohibition contrarie cet élan libertaire, l’état d’esprit est à la fête et la consommation. On danse le charleston et on boit du rhum.
Dans l’agitation d’alors, on découvre Edna, Grace, Katherine et trois sœurs (Albina, Quinta, Mollie). Réunies sur la couverture, elles affichent un sourire rayonnant et des reflets phosphorescents, effet du radium qu’elles manipulent toute la journée. Une poussière qui leur colle véritablement à la peau, au point qu’on leur trouve un surnom, «Radium Girls». Lumineuses en apparence, mais rongées en profondeur par un poison qui les tue à petit feu.
Leur longue blouse n’est pourtant pas celle de scientifiques mais bien d’ouvrières, astreintes à peindre à la chaîne des cadrans de montre avec un produit spécial, afin que les chiffres brillent dans le noir… À l’époque, le radium, découvert par le couple Curie vingt ans avant, n’est pas connu pour sa dangereuse radioactivité. D’ailleurs, des publicités glissées dans l’ouvrage en rappellent les bienfaits et l’usage, de la laine à la crème pour visage en passant de la boisson fortifiante !
Le militantisme mis en lumière
Malgré tout, au cœur de l’usine de l’United State Radium Corporation (USRC), dans les laboratoires, on porte des masques. Un professeur lanceur d’alerte avertit même les femmes de l’atelier d’éviter une pratique qui les mènera à leur perte, soit porter le pinceau à ses lèvres pour le lisser avant de peindre. En version originale, ça donne «Lip. Dip. Paint». Trois gestes, trois petits mots aux grandes conséquences. Contaminées par le poison au goût de «ferraille», les employées s’affaiblissent et meurent. Grace et ses amies n’évitent pas la condamnation, mais décident, dans un dernier sursaut, d’attaquer leur employeur en justice…
L’intention de l’autrice, Cy., est évidente : mettre en lumière le militantisme, ici au féminin, en réaction à un scandale sanitaire et professionnel. Le combat mené par les six jeunes femmes ne sera d’ailleurs pas vain : leur action permettra en effet, par rebonds, d’accoucher des premières lois américaines permettant à un ouvrier de poursuivre en justice son entreprise, en cas de préjudice, et de mieux connaître la nocivité des radiations. Plus tard, une de leurs consœurs, une « Radium Girls » de l’Illinois, remportera même son procès contre Radium Dial.
Cy. dédicace donc son livre, soutenu par les éditions Glénat et leur nouvelle collection «révoltée» (voir ci-dessous), «à toutes ces femmes que nous avons pas le droit d’oublier une seconde fois». Ça n’a rien de gratuit. On sent chez elle une véritable empathie quand elle dessine ses personnages. Elle les fait sourire à la plage, dans des maillots qui se raccourcissent. Elle les fait réagir à propos du droit de vote, qu’elles viennent d’obtenir. Dans une même sensibilité, elle n’oublie pas d’évoquer la mort, l’usine, la précarité, la violence conjugale, la société patriarcale…
C’est que son dessin au crayon de couleur, tendant vers le vert et le violet, apaise les douleurs. Et même quand elle prend la page entière pour sculpter des corps géométriques, traversés par les souffrances, la délicatesse s’impose. Édentées, en fauteuil roulant et croulant sous les hypothèques, ses héroïnes n’en restent pas moins dignes jusqu’au bout. Dans une lueur vive, elles comptent rappeler à l’Histoire leur destin unique. D’autres «culottées», chères à Pénélope Bagieu, qui méritent à leur tour cette mise en lumière.
Grégory Cimatti
Radium Girls, de Cy. Glénat.
Sur le site de Glénat, on apprend d’abord que la collection Karma est aux mains du scénariste Aurélien Ducoudray, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Ensuite, qu’elle fait découvrir des personnes, au départ des anonymes qui, au travers d’actes marquants et contestataires, ont fait changer la société dans ses fondements et ses acquis. Des destins uniques à la portée collective, donc, parfois oubliés par l’Histoire. D’où cette proposition qui espère rafraîchir les mémoires. Deux premières BD témoignent de cet élan : Radium Girls et Traquée, soit la cavale d’Angela Davis, figure majeure du Black Power. Deux autres doivent sortir prochainement (ce mois-ci) : l’une sur l’histoire de Nellie Bly, pionnière du journalisme d’investigation; la seconde sur Valérie Solanas, féministe radicale qui a tenté d’assassiner Andy Warhol.
G. C.
Traquée (La cavale d’Angela Davis),
de Grolleau et Pitz.
Nellie Bly (Dans l’antre de la folie),
d’Ollagnier-Jouvray & Maurel.
Scum (La tragédie Solanas),
de Rojzman et Muñoz Serrano.