Depuis leurs débuts il y a près de trente ans, Spoon garde précieusement un statut d’indéboulonnables du rock alternatif américain. Plus obscur que les nombreuses formations estampillées «indie» ayant accédé à la notoriété, le quintette semble avoir été guidé tout au long de sa carrière par le refus de faire deux fois la même chose, tout en restant fidèle à son univers. Une entreprise périlleuse que Spoon a depuis longtemps accomplie, et qu’il continue de démontrer, un album après l’autre. De ses débuts post-punk – Telephono (1996) et A Series of Sneaks (1998) –, il a ensuite enchaîné les virages, avec l’influence new wave de Girls Can Tell (2001), les sonorités minimalistes de Kill the Moonlight (2002) et l’exploration du groove dans Ga Ga Ga Ga Ga (2007), laissant enfin la porte ouverte à l’expérimentation sonore et l’arrivée d’éléments électroniques avec They Want My Soul (2014) et Hot Thoughts (2017). Après cinq ans d’absence, Spoon revient avec le bien nommé Lucifer on the Sofa, un album à écouter très fort, une merveille où le rock’n’roll et la marque de fabrique «stoner» du groupe se télescopent.
Derrière une spontanéité furieusement aiguisée, Spoon se montre en pleine maîtrise de son art
Dix titres pour son dixième album studio, et le groupe emmené par Britt Daniel parvient, dès les premières mesures de l’ouverture, Held, à enfermer l’auditeur dans une mystique rock venue d’une autre époque, mais jamais anachronique. Normal : Held, reprise du «singer-songwriter» Bill Callahan, était régulièrement joué par Spoon lors de ses concerts au début des années 2000. Perdue de vue depuis une quinzaine d’années, la chanson est revenue aux musiciens lors d’une session de travail, et est inscrite à jamais dans leur carrière, sublimée par un riff ardent et lancinant qui évoque Queens of the Stone Age. C’est l’une des clefs de ce nouvel album : derrière une spontanéité furieusement aiguisée, Spoon se montre aussi et surtout en pleine maîtrise de son art.
Ce qui ne les empêche pas de s’entourer de producteurs et d’ingénieurs du son plus que respectables : ainsi, Held profite des services de Mark Rankin, qui a travaillé avec Adele et – tiens donc – Queens of the Stone Age, tandis que Wild doit sa dimension rêveuse à l’écriture de l’inévitable Jack Antonoff. Wild est pratiquement un cri de libération, avec des distorsions de guitare étouffées pour laisser la place à un piano qui reprend avec élégance la partition de Sympathy for the Devil des Rolling Stones, autre clin d’œil au diable, qui se cache véritablement dans les détails.
Mais Lucifer on the Sofa est bien, de bout en bout, un album de Spoon, et le groupe mise brillamment sur un style direct, doucement brut et certainement sans fioritures. Une envie, peut-être, de renouer avec une autre époque, au moment où le monde s’est arrêté de tourner; ce qui expliquerait d’une certaine manière le retour du groupe sur son tout premier label, Matador. Mais les rockeurs d’Austin, Texas, ont l’habitude de démontrer que rien n’est simple chez eux, que tout découle d’oppositions et de paradoxes. Comme ces influences rock FM, vaguement pop, que l’on trouve aussi bien sur la jolie ballade My Babe que sur le survolté The Hardest Cut, single de facto et tube potentiel emmené par un riff sautillant, qui évoque en grondant The Black Keys ou ZZ Top.
Pour un album qui se veut bruyant, Lucifer on the Sofa maîtrise aussi parfaitement le calme et la retenue. Ce sont d’ailleurs les guitares, plus que la batterie ou que le chant de Britt Daniel (plein de nuances dans les cordes vocales, le chanteur se révèle même crooner sur la quasi-folk d’Astral Jacket), qui sont la source de toute l’énergie du disque. En à peine moins de 40 minutes, Spoon redouble de créativité pour s’immerger dans une atmosphère rock sans concessions. Un nouvel exercice de réinvention réussi haut la main.
Spoon – Lucifer on the Sofa
Sorti le 10 février
Label Matador
Genre rock