Surveillance, oui, espionnage non : les 17 juges de la Grande Chambre, l’instance suprême de la Cour européenne des droits de l’Homme, ont interdit mardi aux employeurs d’espionner les courriels privés de leurs salariés pour les licencier.
Leur décision est appelée à faire jurisprudence pour les 47 pays membres du Conseil de l’Europe et devrait conduire certains d’entre-eux à modifier leurs législations pour éviter des recours devant la CEDH. « Les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail », a jugé la Grande Chambre. La décision répond aux préoccupations des citoyens « à l’heure où tout le monde est connecté et où la séparation entre vie privée et professionnelle devient de plus en plus ténue », a-t-on confié au sein du Conseil de l’Europe.
La ténacité d’un ingénieur roumain de 48 ans, Bogdan Mihai Barbulescu, a permis cette adaptation du droit au respect de la vie privée et de la correspondance défendu par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’Homme au développement de l’internet. Son employeur l’a licencié le 13 juillet 2007 pour avoir utilisé l’internet de la société à des fins personnelles en contravention du règlement intérieur.
Pour prouver cette faute, il a présenté la transcription, sur 45 pages, des communications électroniques de Bogdan Mihai Barbulescu avec son frère et avec sa fiancée entre le 5 et le 12 juillet 2007. Les tribunaux roumains ont jugé que la conduite de l’employeur avait été raisonnable, et que la surveillance des communications avait constitué le seul moyen d’établir qu’il y avait infraction disciplinaire. La CEDH avait confirmé cette approche en janvier 2016. L’employé avait fait appel et la Cour, basée à Strasbourg, avait accepté de réexaminer sa décision.
Vie privée du salarié et droit de l’employeur
La Grande Chambre s’est divisée sur cette affaire. Mais par onze voix contre 6, les juges ont considéré que le droit au respect de la vie privée de Bogdan Mihai Barbulescu a bien été violé par son employeur, contrairement à ce qu’avait dit la CEDH en janvier 2016. Ils ont jugé que Bogdan Mihai Barbulescu « n’avait pas été informé de la nature et de l’étendue de la surveillance opérée par son employeur ni de la possibilité que celui-ci ait accès au contenu même de ses messages ».
La décision rendue mardi « ne signifie pas que les employeurs ne peuvent pas sous certaines conditions surveiller les communications de leurs salariés ou qu’ils ne peuvent plus les licencier pour avoir utilisé l’internet à des fins personnelles », a souligné la CEDH. Mais la surveillance doit ménager un « juste équilibre » entre le respect de la vie privée du salarié et le droit de l’employeur de prendre des mesures pour assurer le bon fonctionnement de l’entreprise.
L’ingénieur roumain a remporté mardi une victoire morale après dix années de combat. Mais pas question de dédommagement. « Le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante », ont estimé les juges de la Grande Chambre.
Le Quotidien/AFP