Depuis près de 40 ans dans un théâtre équestre, il fait danser les chevaux. Récemment, la soixantaine venue, il est passé à l’écriture. Ces temps-ci, Bartabas publie son second livre, Les Cantiques du corbeau. Un texte éblouissant et poétique sur les origines de l’humanité.
Peut-être, lors d’une vie antérieure, il fut centaure – cette créature de la mythologie grecque, mi-homme, mi-cheval, dont la plus célèbre était Chiron, immortelle et chargée de former les jeunes héros. Peut-être, depuis qu’à la sortie de son adolescence, il a acquis son premier cheval, il a eu sa première interrogation, à laquelle il n’a toujours pas la réponse : «Jamais je n’ai vraiment su quel animal j’étais…». À 64 ans, fondateur du Théâtre équestre Zingaro («tsigane» en italien) et de l’Académie équestre nationale de Versailles, Bartabas (né Clément Marty) illumine le monde du spectacle en faisant danser les chevaux.
Cinéaste avec la réalisation de deux films magnifiques (Mazeppa en 1993 et Chamane en 1996), il est aussi écrivain. Après D’un cheval l’autre (2020), il se glisse à nouveau en librairie avec un livre étourdissant, écrit à la plume noire : Les Cantiques du corbeau. Un prologue et vingt-deux chants qui donnent envie d’attraper, du conteur, les sourcils épais en forme de corbeaux… Styliste sur la piste avec le cheval comme sur la feuille de papier avec le crayon, Bartabas remonte aux origines de l’humanité, au temps où l’homme était bien moins doué que l’animal (d’ailleurs, l’est-il vraiment plus, aujourd’hui?).
«La nuit, l’animal me regarde et je lis dans ses yeux de nobles histoires, des chants qui m’invitent au voyage», écrit-il dans un chant. Poète, il médite, s’interroge. Ce fut le temps d’une préhistoire rêvée, le temps où hommes et animaux ne faisaient qu’un, étaient proie et prédateur. Et puis, l’homme a asservi la terre, l’animal… Une rencontre exclusive avec un homme habité de douceur et d’envie.
Comment vous sont venus ces Cantiques du corbeau?
Bartabas : Je travaille beaucoup à l’instinct, et j’ai senti la nécessité de faire ça. On pourrait toujours l’expliquer à travers cette vie passée avec les chevaux, à travailler avec eux, à échanger avec eux… Et puis, il y a cette interrogation : quel est notre moteur commun? Vite, je me suis aperçu qu’on a le même moteur. Le moteur de vie. Parce que nous sommes des animaux, nous aussi!
Ce livre, quand l’avez-vous écrit?
Pendant cette période de confinement que nous a imposé le covid-19. Et je suis un peu insomniaque! Je n’arrêtais pas de regarder les documentaires animaliers à la télé pendant la nuit. Aujourd’hui, du monde animal, on peut voir des choses qu’on n’avait jamais vues, dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand. La science d’observation de la nature et des animaux a progressé d’une manière incroyable. On sait maintenant que les plantes se parlent, tout comme les arbres – et on n’est qu’au début de ce qu’on va découvrir!
Dans ce livre, après un prologue, vous proposez vingt-deux chants…
(Il coupe) Un peu comme des contes pour enfants! Les lectures que me faisaient mes grands-parents, c’étaient des contes. Et la constante dans les contes, de Grimm ou d’autres, c’est que les animaux parlent. Et moi qui côtoie les chevaux, tous les jours, je sais qu’il faut les écouter pour les comprendre – ce n’est pas évident parce qu’ils parlent d’une autre manière. Maintenant, je peux le dire, l’écriture de ces Cantiques du corbeau s’est apparentée à un questionnement.
Pour dire quoi?
J’avais envie de voir, en abordant le livre par une écriture poétique et pas scientifique, comment placer les lecteurs dans une position un peu nouvelle. Ainsi, ces vingt-deux chants sont écrits à la première personne, ne sont pas genrés – ça peut être il ou elle… Dans ces textes, il n’y a jamais de description.
Cette absence de genre dans les personnages a eu une incidence sur l’écriture?
Énorme… Ça m’a permis de ne pas décrire l’être humain! Ce peut être un animal… Les chapitres sont très courts parce qu’au départ, on était la proie de tous, on était un animal sous-doué. On ne courait pas vite, on ne grimpait pas aux arbres, on ne volait pas, on ne nageait pas sous l’eau… À peine était-on né qu’on était bouffé. Au début, on ne devait pas avoir une vie beaucoup plus longue que celle des tortues qui courent vers la mer. Donc, voilà pourquoi les chapitres sont très courts et qu’à la fin de chacun d’entre eux, il y a toujours la mort.
Dans ces vingt-deux chants, tout est précis et tout est flou…
Parce que le « je » m’a permis de ne pas être scientifique. On ne peut pas me dire que, là, j’ai écrit une erreur. J’ai agi de la même façon pour les lieux : l’espace n’est pas prédéfini. On est au bord de la mer, mais on ne sait pas laquelle. Pareil pour la forêt ou les montagnes. Ça laisse au lecteur la liberté d’imaginer. Et tout ça m’a imposé une écriture de l’action. Il n’y a pas de psychologie. Je souhaitais faire une proposition qui soit assez novatrice. Ainsi, quand on lit, on ne peut s’identifier. Jamais de description, le « je » est un récit, comme un chant. Je laisse une liberté totale au lecteur.
Les Cantiques du corbeau, formellement, est très différent de D’un cheval l’autre, votre précédent livre…
À mon petit niveau, j’ai essayé de trouver une forme d’écriture qui correspond à ce que j’ai fait dans le théâtre. Il n’y a pas d’histoires dans mes spectacles, c’est une succession de tableaux dans lesquels chacun, en fonction de sa sensibilité, de son vécu, de son âge et sa culture, va tirer un fil et arriver à un récit personnel. C’est ce que je souhaitais avec ce livre : laisser au lecteur, au contact de ces chants, la liberté d’entrer dedans comme il en a envie.
Avec ce nouveau livre, vous y allez de votre hommage…
Aux Chants de Maldoror de Lautréamont, oui! D’ailleurs, sur ces Chants…, j’avais travaillé pour un spectacle, Le Centaure et l’animal, que j’avais créé en 2010. Dans le texte de Lautréamont, ce qui m’a toujours plu, c’est la gymnastique des mots. Oui, il y a un muscle dans les mots… Pour Les Cantiques du corbeau, je n’ai pas cherché une poésie de l’âme, mais bien plutôt une poésie de l’action. Et ce qu’on peut retrouver en commun avec D’un cheval l’autre, c’est la narration discontinue.
À chaque fin de chant, vous ajoutez quelques mots, une phrase en italique. Comme une sorte de morale?
Plus exactement une réflexion sur le conte que l’on vient de lire. Oui, peut-être, une espèce de morale…
Concrètement, comment travaillez-vous pour l’écriture d’un livre?
Le point de départ, c’est difficile de savoir où il est. On écrit sans trop réfléchir… mais après, c’est très retravaillé! Je réécris au moins vingt fois, je veux un langage proche de la poésie… Je suis un styliste, moi! L’écriture, c’est assez proche du travail de dressage avec les chevaux. Un cheval, c’est un styliste aussi. Avec lui, on retravaille un mouvement, une gymnastique tous les jours pour que le cheval soit dans le bon équilibre, pour que l’intention du geste soit bonne… C’est pareil pour le mot : il doit être juste!
Il y a aussi, dans ce livre, la musique des mots…
Ah! oui, c’est très important. Surtout pour des textes comme ceux-là. Je décris une action, mais il faut que je la décrive avec style! Il m’a fallu trouver une langue… et que je travaille le rythme d’une phrase comme je travaille la cadence d’une allure, le rythme des pas du cheval.
Un regret?
Oui, ne pas avoir écrit plus tôt… Mais voilà, les chevaux, ce sont des vampires! Comme des gamins. Ça vous prend beaucoup de temps, et il est impossible de s’organiser.
Avez-vous déjà imaginé vivre sans les chevaux?
Je n’ose pas l’imaginer, mais la logique voudrait que ça arrive bientôt. Je suis un artisan et le théâtre Zingaro m’a dépassé –je me sens investi d’une mission et ça, ce n’est pas bon. Mais comment s’éloigner du cheval? Il nous enseigne un rapport à la vie, nous permet de philosopher, de réfléchir sur soi-même. Il est une brutale douceur…
Les Cantiques du corbeau,
de Bartabas. Gallimard.
Je travaille le rythme d’une phrase comme je travaille la cadence d’une allure, le rythme des pas du cheval
Au départ, on était la proie de tous (…) À peine était-on né qu’on était bouffé…