L’un des rois de la comédie américaine est devenu plus rare ces derniers temps, mais Ben Stiller est de retour avec Severance, une curieuse série d’anticipation, qu’il produit et réalise, et à ne surtout pas louper.
Quatre employés regardent la caméra. Se présentent, en prenant soin de réduire leur nom de famille à leur simple initiale. L’un après l’autre, ils lisent une phrase écrite sur la feuille qu’ils tiennent dans la main : «J’ai choisi de mon plein gré de subir l’opération de dissociation. Je consens à ce que l’entreprise Lumon, une bonne entreprise, sépare les souvenirs de ma vie professionnelle et ceux de ma vie privée.» La bande-annonce de Severance avait fait le pari d’énoncer son concept sans l’expliquer davantage; les images, pour leur part, laissaient deviner une atmosphère pour le moins déconcertante en même temps qu’elles dévoilaient une distribution prestigieuse (Adam Scott, Patricia Arquette, John Turturro, Christopher Walken). Et, pour couronner le tout, c’est le nom du producteur et réalisateur de la série qui finissait de surprendre.
Avec des dizaines de succès à son actif, en tant qu’acteur, réalisateur ou scénariste, de Meet the Parents à Night at the Museum, de Zoolander à Tropic Thunder, en passant par There’s Something About Mary ou Dodgeball, Ben Stiller mérite sa place au panthéon de la comédie américaine. Suffisamment, en tout cas, pour qu’un projet comme Severance détonne. «Les gens me demandent : « Pourquoi as-tu été attiré par ça? (…) Tu es marrant. Sois marrant »», confiait-il au magazine Esquire alors qu’il achevait la postproduction de la série, quelques jours seulement avant la diffusion du premier épisode sur Apple TV+.
La farce ne suffit pas
Ben Stiller est marrant, c’est un fait. Il a ça dans le sang, après tout : ses parents, Jerry et Anne, formaient à la télévision américaine un duo comique très populaire dans les années 1960. Trois décennies plus tard, quand le père enchaînait les séquences d’anthologie et les répliques cultes dans la sitcom Seinfeld, le fils gagnait du galon en animant sa propre émission humoristique sur MTV. Mais un projet comme celui-ci ne durerait jamais très longtemps; quelques années plus tôt, il avait même claqué la porte du prestigieux Saturday Night Live au bout de quatre émissions. Du jamais vu. Être marrant, d’accord, mais sur grand écran. D’ailleurs, il a saisi dès que possible l’occasion d’en apprendre beaucoup sur le métier de réalisateur lorsque, âgé d’à peine 20 ans, il décroche un petit rôle dans Empire of the Sun; et qui mieux que le plus grand de tous, Steven Spielberg, pour lui apprendre les premières ficelles du métier?
Il a beau être connu pour faire le pitre devant la caméra, quand il passe derrière, sa rigueur est sans pareille. Zoolander a beau être son succès et son rôle les plus fameux (en même temps, paraît-il, qu’il est l’un des films préférés de… Terrence Malick!), c’est sans doute le moins représentatif de la carrière du réalisateur Ben Stiller. Les chefs-d’œuvre sont là : Tropic Thunder (2008), parodie des films sur la guerre du Vietnam et satire impayable et excessive du système hollywoodien, The Secret Life of Walter Mitty (2013), épopée extraordinaire autour du rêve et de l’évasion… Et le sous-estimé The Cable Guy (1996), mélange de comédie et de thriller à glacer le sang porté par un Jim Carrey survolté, prêt à tout pour avoir un ami. Le réalisateur Judd Apatow, autre proche de la troupe qui s’était formée autour de Ben Stiller dans les années 1990, expliquait que, déjà à l’époque de leurs premiers sketches, «si nous faisions une parodie de A Few Good Men, Ben allait la tourner sur les lieux de tournage même du film. En parodiant les films, il a aussi appris à les faire.» De toute évidence, pour Ben Stiller, la farce ne suffit pas.
Univers inconfortable
C’est cet intérêt pour brouiller les frontières entre les tons et les genres que le réalisateur et producteur a été attiré – dès 2016 – par le script de Severance, écrit par un jeune scénariste, Dan Erickson. «Le point de départ est si fascinant et amène tellement de questions intéressantes (…) Il s’agissait de décider quel ton donner à la série, car nous ne voulions pas nécessairement aller vers quelque chose qui soit familier», expliquait Ben Stiller dans un entretien à Variety. Dans cette saison de neuf épisodes, diffusée le 18 février sur Apple TV+ à raison d’un épisode par semaine, c’est tout un monde qui est fabriqué, où les employés d’une mystérieuse multinationale, dont le travail consiste à «raffiner des données» (quoi que cela veuille dire), ont subi une opération du cerveau et voient désormais leur mémoire au travail séparée de leur mémoire dans la vie privée. Au centre de l’intrigue, Mark (Adam Scott), le chef de service, reçoit chez lui la visite d’un supposé collègue, le même qui vient d’être remplacé au bureau. Alors que ce dernier dit être en danger, Mark mène l’enquête pour découvrir ce que cache l’entreprise… et tenter de sauver son «autre» lui.
Après la minisérie Escape at Dannemora (2018), excellent drame carcéral entièrement orchestré par lui, Ben Stiller est aujourd’hui à la tête d’une grosse équipe pour Severance, avec laquelle il a largement développé son univers étrange et inconfortable. «C’est évidemment un écho à des géants comme Apple ou Disney, qui avalent tout sur leur passage, et à la façon dont on existe à l’intérieur de ces grandes entreprises en tant qu’individu», analysait Ben Stiller pour Newsweek. Et le réalisateur, qui dirige six des neuf épisodes, de redoubler d’inventivité dans sa façon de mettre en scène ce monde bizarre. L’environnement de travail, défini par son impersonnalité, devient fascinant quand il est montré sous des angles inhabituels, qui déforment le décor ou les personnages. On reconnaît beaucoup de choses du monde réel dans cette œuvre d’anticipation; on reconnaît surtout que Ben Stiller tient là un projet décisif.
Severance, de Dan Erickson. Apple TV+.