Une expédition de 48 heures pour aller chercher une famille ukrainienne à la frontière slovaque, deux femmes et trois enfants de 18, 10 et 5 ans. Émilie et son père Jean-Jacques n’ont pas hésité. Récit.
Ils n’avaient qu’une seule valise pour cinq personnes alors qu’Émilie avait fait de la place dans son van aménagé pour neuf personnes. «Le petit garçon de 10 ans avait pris sa guitare en plus, c’est tout», témoigne la discrète quadragénaire, mère de famille, à son retour d’une expédition de 48 heures pour aller chercher une famille de réfugiés ukrainiens à la frontière slovaque.
Si elle avait pu accueillir chez elle une famille fuyant la guerre, elle n’aurait pas hésité. Mais, avec quatre enfants, la maison est déjà bien remplie. En revanche, elle dispose d’un grand véhicule qui pourrait servir. «J’ai lu que l’association LUkraine cherchait aussi des volontaires pour aller chercher des réfugiés à la frontière polonaise, mais finalement je ne suis pas passée par l’association, je voulais prendre ma voiture et partir à la frontière pour ramener une famille au hasard», explique Émilie, pressée de participer avec ses petits moyens au sauvetage de la population ukrainienne souffrant sous les bombes de Poutine. Son compagnon et son père ont tempéré ses ardeurs. Si déjà elle décidait de partir, il fallait un minimum d’organisation. Son père, Jean-Jacques, est alors intervenu après avoir pris contact avec une ex-collègue de travail ukrainienne. Des compatriotes, installés au Luxembourg, cherchaient à faire venir une grand-mère, une sœur et ses trois enfants qu’il a fallu convaincre de quitter le pays.
«La famille habitait à Shpytky, un village près de Kyiv, et ne voulait pas partir. Une semaine après le déclenchement de la guerre, ils pensaient que tout irait bien mais, quand leur ville a été bombardée, ils se sont réfugiés dans la cave. C’est quand une de ces bombes a explosé à 50 mètres de leur maison que le père de famille a décidé, le 2 mars, de ramener femmes et enfants à la frontière slovaque, dans le petit village de Oujhorod», raconte Émilie. Le père est resté pour combattre. Le grand-père aussi.
Résumée froidement, l’opération peut paraître élémentaire. Bien sûr, il faut imaginer le déchirement, l’angoisse de vivre peut-être des adieux définitifs, de tout perdre derrière soi, surtout les gens qu’on aime. Seuls ceux qui vivent ces sentiments pourront les décrire, avec leurs mots, quand ils en auront la force. Le voyage fut plutôt silencieux, pas seulement à cause de la barrière linguistique que les applications de traduction peuvent en partie surmonter, comme ce fut le cas pour Émilie et son père, Jean-Jacques, qui a finalement accompagné sa fille.
D’abord convaincre de partir
À la frontière slovaque, encore sur territoire ukrainien, la famille loge chez des connaissances en attendant que les deux Luxembourgeois arrivent. Mais femmes et enfants décident d’y rester, se sentant en sécurité à bonne distance des combats. «Leur famille du Luxembourg a dû insister, leur dire qu’ils devaient aller jusqu’au bout maintenant et franchir la frontière en attendant de voir comment la situation allait progresser», témoigne-t-elle encore.
Ils ont traversé la frontière de nuit, au poste de Vel’ké Slemence, se sont réfugiés dans un hôtel et ont attendu leurs chauffeurs. Le passage vers la Slovaquie a été assez simple et rapide. «Nous leur avions envoyé une photo de nous et de notre véhicule pour qu’ils nous reconnaissent et pour les rassurer», précise Émilie. À leur arrivée, la grand-mère, la mère et ses trois enfants étaient détendus et souriants, comme soulagés d’avoir réalisé le plus dur : partir pour un aller simple, sans avoir de date de retour, sans savoir si ce jour arrivera.
Après quelques brefs échanges, le silence s’est vite installé dans la voiture. Émilie et son père se relaient au volant au cours des 48 heures qu’aura duré cet aller-retour de 3 200 kilomètres avec un minimum d’heures de récupération et des pauses repas sur la route. «J’ai payé les notes, ça les gênait énormément mais je leur ai expliqué que cet argent provenait des dons de mes amis et connaissances après une collecte que j’avais postée sur les réseaux sociaux.» Une opération qui a permis de réunir une somme rondelette qui sera reversée intégralement à la famille de réfugiés. La mère des trois enfants, restée très silencieuse jusque-là, a fini par fondre en larmes.
L’immense solidarité des Polonais
La Pologne, comme chacun sait, et le fait n’est pas coutumier du gouvernement conservateur actuel, n’a pas hésité à tendre la main à ses voisins assiégés au statut de réfugiés. «On voit bien à la télé les reportages qui montrent l’accueil des Ukrainiens par les Polonais, mais quand on le vit de l’intérieur, quand on le vit concrètement, c’est différent et ça fait quelque chose», témoigne pudiquement Émilie qui a traversé une partie du pays. Elle ne fait pas seulement référence aux nombreux panneaux appelant à la solidarité avec l’Ukraine, plantés tout le long des grands axes du pays.
Cette solidarité, Émilie et son père Jean-Jacques l’ont touchée du doigt. «Quand on s’est arrêtés pour la pause déjeuner sur le chemin du retour, un voisin de table a entendu la famille discuter entre elle et a vite compris la situation. Il s’est approché, m’a tapé sur l’épaule et m’a tendu un billet de 200 zloty en désignant la famille, me faisant comprendre que c’était pour elle.» Après avoir longtemps hésité, les enfants ont finalement acheté des petites voitures et des peluches.
De ces moments vécus pendant ces 18 heures de trajet en compagnie de cette famille dorénavant mise à l’abri, il n’y a pas de clichés. Un comble quand on sait que Jean-Jacques est correspondant photographe pour le service des sports au Quotidien… «L’occasion ne s’est pas présentée, explique sobrement Émilie. Du moins à aucun moment on n’a senti que c’était l’occasion de faire une photo.»
Pas même à l’arrivée à Luxembourg. La séparation a été rapide, tout le monde était exténué, principalement les réfugiés ukrainiens. L’expédition a pris fin mercredi dernier. Tout le monde avait prévu de se revoir ce week-end, après quelques jours de repos.
Ce fut chose faite hier, pour remettre la belle cagnotte rassemblée par les amis et la famille d’Émilie qui leur est éternellement reconnaissante. Elle l’est aussi envers son employeur qui lui a accordé trois jours de congé spécial pour accomplir sa mission. Elle remercie enfin son père qui n’a pas hésité à l’accompagner. Eux qui ont l’habitude de se voir entre deux portes n’avaient pas passé autant de temps ensemble depuis bien des années.