Malgré des représentantes de renom, de Dorothy Ashby ou Alice Coltrane à Alina Bzhezhinska, la harpe n’est pas un instrument de prédilection du jazz. C’est pourtant celui de la Suissesse Julie Campiche, à la tête d’un superbe quartet, en «live» ce mardi soir à Dudelange.
Elle se souvient qu’en 2016, son précédent projet, Orioxy, avait pris fin après huit ans d’existence et un tout dernier concert à Dudelange, au festival Like a Jazz Machine. Cinq ans plus tard, Julie Campiche a son quartet, avec lequel elle a sorti, l’année dernière, un premier album intitulé Onkalo (lire encadré), et revient ce soir pour retrouver du public sur la scène de l’Opderschmelz. La dernière fois, c’était il y a cinq mois, explique la harpiste depuis son domicile, en Suisse, où elle fait ses répétitions et où elle a passé le plus clair de son temps depuis la sortie de l’album, en février 2020. «On a commencé la tournée avec six dates, puis tout le reste a été annulé», avant un retour sur scène, court mais «très agréable», à l’automne, dit-elle.
«Répéter pour un concert, ça fait vraiment bizarre», mais Julie Campiche maintient que c’est pour la scène qu’elle fait de la musique, et l’excitation est à son comble. Entre deux répétitions, la compositrice et musicienne raconte son parcours inhabituel, sa découverte du jazz et l’envie tout aussi rare d’y amener sa harpe, ou encore l’importance de la notion d’intention dans le processus de composition.
Onkalo est sorti en février 2020. Vous n’avez pas vraiment eu la chance de faire tourner cet album en “live”…
Julie Campiche : Le dernier concert en quartet, c’était le 15 octobre. Cinq mois sans concerts, c’est presque la moitié d’une année, mais au sein d’un groupe, quand l’activité fluctue, ce n’est pas énorme. Mais là, au-delà de ce fait, il n’y a pas du tout eu d’activité musicale normale, et la routine a été perdue. Je sens qu’il m’a fallu me remettre dans l’état d’esprit du concert, mon esprit était rouillé à ce niveau-là. Ça revient très vite, mais j’ai dû aller chercher dans une mémoire en pause.
Vous n’étiez pas intéressée par les concerts numériques, confinés, qui ont séduit tant d’artistes depuis un an?
Non. J’ai fait quelques vidéos à la demande de festivals : Cully, le London Jazz Festival… J’ai trouvé ça hyper cool, ça m’a fait faire d’autres trucs. Cully, c’était au tout début du confinement, ça m’a obligée à faire du solo, qui est un truc que je ne faisais pas. Avec le London Jazz Festival, j’ai reçu un budget pour produire une vidéo dans une salle, avec tout un concept réfléchi. Puisqu’on ne pouvait pas aller à la rencontre du public, on a voulu faire venir le public à nous, sans trop d’intermédiaires numériques. Mais moi, je ne “trippe” pas sur ces trucs-là. Je ne faisais pas ça avant, et le confinement ne m’a pas plus donné envie de le faire. Ça m’a plutôt donné envie de jardiner, passer du temps avec ma famille, profiter de ma maison…
Vous jouez d’un instrument très rare dans le jazz. Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a mené à devenir harpiste de jazz?
En résumé, après dix ans au Conservatoire de Genève, j’ai fini par me faire virer car je n’étais pas d’accord sur le répertoire. À ce moment-là, je n’avais pas de projet professionnel et je partais en voyage pour deux ans. Quand je suis revenue, j’ai voulu continuer la harpe, mais me projeter dans une carrière de harpiste classique n’avait pas de sens pour moi. J’ai pris des cours en privé et, comme j’avais déjà un certain niveau, ma prof me donnait des contrats qu’elle ne pouvait pas faire. J’ai fait un remplacement dans un “big band”, et j’ai découvert le jazz comme ça… J’avoue que je n’ai rien compris : je ne connaissais ni Miles Davis ni John Coltrane, mais j’ai tout de suite adoré ce lien entre la musique et le musicien. Je voulais faire de la harpe jazz, puis j’ai découvert que ça n’existait pas vraiment et je me suis dit : “J’essaie”. J’ai repris des cours entre Lyon et Genève, mais en même temps que j’étudiais, j’avais un groupe avec lequel je faisais des tournées. Ce n’était pas du tout un parcours académique, mais maintenant, j’ai quand même un master en composition et performance jazz à la Haute École de musique de Lausanne (elle rit)! Je n’aurais pas parié là-dessus quand j’ai démarré…
Depuis les années 1950 et Dorothy Ashby, la harpe existe dans le jazz comme instrument de création musicale expérimentale. Pour quelqu’un qui refuse d’avoir un parcours conformiste, c’était le genre qui vous convenait le mieux…
Je n’avais pas prévu ça. Quand j’ai commencé, je ne connaissais même pas Dorothy Ashby, je n’avais pas du tout conscience que ça allait m’amener dans un parcours comme celui-ci. Mais c’est vrai que ça colle très bien avec mon caractère. Ce n’est pas le côté chaotique qui m’a attiré là-dedans : ça, je l’ai accepté. Mais aujourd’hui, c’est un atout qui est en adéquation avec la tendance actuelle dans le milieu. C’est aussi un coup de bol, un paramètre que je ne maîtrise pas. Tant mieux (elle rit)!
Ce qui caractérise votre quartet, c’est la dimension électronique. Quel sens donnez-vous à la texture du son?
Pour moi, le son est l’une des choses les plus importantes. Il y a d’abord l’intention, ensuite le son, puis le placement rythmique et la hauteur de note. La texture sonore est vitale, et ça a toujours été le cas pour moi. Tant qu’on n’a pas trouvé l’intention et le son, j’ai de la peine à juger le contenu. Ces deux choses-là, c’est l’essence de notre musique. Tout le reste, c’est de la technique. Parfois, on met du temps à trouver cette essence; d’autres fois, on la touche puis on la perd… C’est pour ça qu’on adore faire ça.
L’intention est très claire dans des morceaux comme Flash Info ou Onkalo, elle l’est moins sur d’autres. Comment définit-elle la structure et l’ambiance de la composition?
Je fais du jazz, mais je ne suis pas spécialiste du jazz. Ce que j’ai reçu de cette culture, que je côtoie et qui me touche, c’est sa dimension extrêmement revendicatrice. Je n’ai pas les mêmes revendications que les musiciens noirs américains d’il y a plusieurs décennies, et même si je suis une jeune femme blanche, européenne, venant d’un milieu favorisé, je me retrouve dans cette urgence d’exprimer quelque chose. Il y a dans notre époque de nouvelles problématiques, qui n’effacent malheureusement pas les anciennes, qui restent. La musique est un moyen d’expression, et mon objectif n’est pas de jouer de la harpe : c’est d’utiliser cet instrument pour créer de la musique.
Comment on traduit l’intention dans une structure qui mélange rigueur et improvisation?
Il n’y a pas vraiment de règle absolue. J’essaie d’être attentive aux choses : dans Flash Info, ce que j’ai voulu exprimer était clair avant même d’avoir écrit la première note, j’avais déjà la structure. Où s’arrête la réflexion et où commence le travail musical, c’est un paramètre qui bouge d’un morceau à l’autre. Mais de manière générale, c’est évident. Ce que je tente toujours de faire, c’est d’aller là où je considère que ce sujet m’amène émotionnellement. Pour le morceau Onkalo, ce que j’ai mis du temps à trouver, c’était le titre. D’abord, le morceau s’appelait After the Storm, mais je n’étais pas satisfaite de ce titre. Quand ce mot est apparu, tout de suite, ça a été une révélation.
Il faut que j’arrive à être au plus proche de l’émotion et de la sensation quasiment corporelle de ce que je veux exprimer, puis voir comment le matériel musical va réussir à alimenter ce propos. Le curseur se place entre les deux et il faut que je sois au service de ça. Ma volonté à moi, Julie Campiche, on s’en fout un peu. En tant que musicienne et compositrice, je me mets au service de la musique. La musique est là, il faut trouver comment la servir au mieux. Et parfois, le mieux est de la fermer, il faut savoir le faire aussi.
Votre musique est dans une sorte de zone grise entre des sonorités très organiques, dans lesquelles la harpe joue un rôle important, et une mise à distance des émotions. Est-il difficile pour vous d’allier ces deux paramètres?
Pour vivre et fonctionner au quotidien, je ne peux pas être connectée tout le temps à fond à mes émotions. Je passerais ma vie à pleurer! C’est très prenant, et si je me laissais le temps de ressentir les émotions dans leur entièreté, je serais dans un tsunami constant. Dans notre société, cela a une connotation grave. C’est intense, mais ce n’est pas grave. Le concert offre une manière positive d’aller dans ces émotions : on est actif, dans le partage, la communication… C’est quelque chose qui me nourrit. Si je suis musicienne, c’est pour faire des concerts, et ne pas les faire derrière mon ordi.
Entretien avec Valentin Maninglia
Julie Campiche Quartet,
ce soir à 20 h. Opderschmelz – Dudelange.
La musique est là, il faut trouver comment la servir au mieux. Et parfois, le mieux est de la fermer, il faut savoir le faire aussi
Un album raffiné et fusionnel
«Onkalo», en finnois, signifie «cave». C’est aussi, en Finlande, le nom d’un site d’enfouissement pour déchets nucléaires de haute activité – le premier au monde –, avec des galeries creusées à plus de 400 mètres en-dessous du sol et longues de près de 70 km. Enfin, c’est le titre du premier album du Julie Campiche Quartet, sorti au début de l’année 2020, dans le «monde d’avant». Un voyage organique long de six titres pour 50 minutes, qui commence par les notes cristallines et dépouillées d’artifices de sa harpe. L’introduction, trompeuse, est stoppée par un brouhaha électrique du reste de la formation (contrebasse, batterie, saxophone). Le va-et-vient dure pendant toute la première moitié de Flash Info, qui évoque le flot incessant d’informations en continu, d’un monde social numérique qui ne s’arrête jamais et qui coupe aux humains la moindre sensation de tranquillité.
Onkalo offre un jazz résolument contemporain, riche d’images mentales, de sensations et d’émotions diverses. On y devine, à travers les titres, les préoccupations sociales de la musicienne et de son groupe. On découvre surtout un monde aux ambiances envoûtantes, qui ne reste jamais dans son confort. La harpe de Julie Campiche résonne seule ou avec plusieurs instruments dans des sursauts de calme ou d’excitation (dans To the Holy Land, on commence par un dialogue harpe-contrebasse pour finir dans une réponse harpe-batterie), parfois tous en même temps, jusqu’à des moments de grâce ultimes, comme son solo magnifiquement improvisé dans l’éponyme Onkalo. Un album raffiné et fusionnel, que la scène promet d’embellir encore plus.
V. M.