Avec Yellow Cat, Adilkhan Yerzhanov filme une imitation de la vie, enrichie, embellie et «bizarrifiée».
De temps en temps, on rencontre un film curieux, imprévisible, qui capture la réalité d’un monde et la renvoie à la face du spectateur avec une honnêteté et une poésie rares. Yellow Cat est peu bavard, il se passe d’explications et d’interactions trop creusées; son langage se trouve ailleurs : dans les panoramas arides du Kazakhstan, lointaine contrée d’où il nous provient, endossant tout du long les habits du western et du film noir, tout en s’amusant du fait qu’ils lui aillent un peu trop grand. Dans les individus qui peuplent le monde autour des deux héros, à la fois caricatures grossières de personnages de fiction et miniatures de la société kazakhe contemporaine. Dans le monde ultraréférencé, esthétiquement et narrativement, monté de toutes pièces par le réalisateur et coscénariste, Adilkhan Yerzhanov, et qui brouille toujours plus la frontière entre fiction et réalité.
C’est un grand film sur la magie du cinéma que ce neuvième long métrage du cinéaste kazakh, qui commence comme n’importe quel film de gangsters : avec la sortie de son héros de prison, bien décidé à se ranger des voitures et à vivre à l’intérieur des limites de la morale. Kermek (Azamat Niagamov), cinéphile invétéré, est le sosie d’Alain Delon; du moins, le croit-il, même si personne de ceux qu’il rencontre ne semble prêter d’importance à son imitation du roi du cool à la française, ni même comprendre de quoi il parle quand il cite Le Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967). Être le sosie de Delon, ça aide à s’affirmer et à forger sa propre histoire, quand on est un voyou. Mais le Kazakhstan d’aujourd’hui n’est pas la France des Trente Glorieuses, et dès ses premiers pas hors du trou, Kermek va se heurter à une dure réalité qui fait écho à la célèbre réplique d’Al Pacino dans le troisième volet du Parrain (Francis Ford Coppola, 1990) : «Alors que je croyais m’en être sorti, voilà qu’on me ramène en arrière.» «On», dans ce cas, c’est d’abord un policier véreux qui, comme tout le monde dans le village sans foi ni loi où retourne Kermek, est à la solde du parrain local, Zhambas (Sanjar Madi). Puis Zhambas lui-même, pour qui Kermek doit travailler de force comme homme de main. Quand le héros rencontre Eva (Kamila Nugmanova), jeune prostituée elle-même prise dans la toile du crime et de la corruption, le déclic s’opère, et les deux amants s’échappent. Avec un rêve : celui d’ouvrir un cinéma dans le désert.
La teneur de Yellow Cat existe tout entière à deux moments dans le film : dans ses premiers instants, avec le plan d’une statue, vestige de l’URSS, aujourd’hui en bien mauvais état, un bras manquant de s’écrouler. Puis à la fin, dans une scène de danse où le personnage reproduit les pas de Gene Kelly dans Singin’ in the Rain (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952). Dans cette œuvre touchée par la grâce, ces deux instantanés racontent le film en profondeur : la volonté d’échapper aux démons du passé, dans un monde qui fonctionne sur le modèle «marche ou crève», et de tenter d’y parvenir par la reproduction, dans la vie, de l’imaginaire. Mais s’y opposent les méchants, qui ont moins des «gueules» à sortir d’un Melville que d’un Tarantino ou d’une bande dessinée, leurs attributs physiques finissant d’achever leur portrait ridicule avec, pour le chef Zhambas, une voix (trop) haut perchée et une calvitie impossible à prendre au sérieux.
Adilkhan Yerzhanov prête une vraie importance aux artifices du cinéma sans pour autant y recourir à tout bout de champ. Aux dialogues limités fait écho l’absence de décors, le film étant majoritairement tourné dans des extérieurs naturels désertiques, un minimalisme assumé qui pousse le cadre à être rempli par les personnages eux-mêmes, car ce sont bien eux qui sont la source de vie du long métrage. Les artifices proviennent des références, qui s’étalent de Terrence Malick (Badlands, 1973) à Martin Scorsese (Taxi Driver, 1976) en passant par Jim Jarmusch (Stranger Than Paradise, 1984) ou encore Aki Kaurismäki (J’ai engagé un tueur, 1990). Le héros se prend pour Delon, tandis que l’un des antagonistes, lui, imite Robert De Niro, référence ultime des gangsters. Mais dans l’humour comme dans la noirceur, deux composants scénaristiques superbement maîtrisés, on vit dans la beauté d’un monde suspendu, que les images du directeur de la photographie Yekinbek Ptyraliyev font éclater, à l’heure où les sorties et la possibilité d’un exotisme sont limités.
Mais il serait faux de réduire simplement Yellow Cat à ses clins d’œil. S’ils sont l’âme et le sel du film, c’est pour mieux affronter des thématiques bien réelles : une société gangrenée par la corruption et la privation des droits de l’homme, qui ne trouve une lueur d’espoir que tout au bas de l’échelle sociale. Pourtant, la droiture des héros est une entrave au pouvoir en place, qu’il soit policier ou criminel; quelle différence, d’ailleurs ? Mais Kermek et Eva refusent de s’y soumettre, la poursuite du rêve de cinéma dans le désert – comme l’opéra dans la jungle de Fitzcarraldo (Werner Herzog, 1982) – étant un objectif férocement anticonformiste mais non moins perdu d’avance. Ce qu’il reste du rêve, c’est ce que filme Yerzhanov : une imitation de la vie, enrichie, embellie et «bizarrifiée». Mais l’émancipation ne dure qu’un temps et au Kazakhstan, on mise peu sur son espérance de vie.
Valentin Maniglia