Cette semaine, sur Netflix, Malcolm & Marie de Sam Levinson.
S’il y a un cinéaste que la pandémie n’a pas réussi à arrêter dans son élan, c’est bien Sam Levinson. Le réalisateur de 36 ans, fils de l’immense Barry Levinson (Rain Man, Good Morning, Vietnam, Sleepers), a fait face à un report de la saison 2 d’Euphoria, série HBO dont il est le «mastermind», en raison de l’arrêt des tournages, conséquence du Covid-19. Alors, pour conjurer le sort, il écrit en une poignée de jours un drame amoureux pour deux acteurs et en temps réel, sorti vendredi sur Netflix, en allant puiser dans ses propres souvenirs de couple et une dispute qu’il a eue avec sa productrice d’épouse, Ashley Levinson. Malcolm & Marie, simplement, à l’image de la somptueuse villa d’architecte californienne, à l’intérieur épuré, qui sert d’unique décor; à l’image, aussi, de l’équipe technique extrêmement réduite, distanciation sociale et mesures barrières obligent (pas de maquilleurs ni de costumiers). À l’image, enfin, du scénario, où les confrontations des deux personnages, dans l’amour comme dans le ressentiment, sont construites en premier lieu sur le dialogue.
C’est l’histoire d’une soirée qui ne commence pas vraiment comme les autres. Ce n’est pas tous les soirs que l’on rentre dans sa résidence luxueuse après le succès de la présentation de son premier film devant un public. Cette soirée devait être celle de Malcolm, dont la détestable «journaliste blanche» du Los Angeles Times a même fait l’éloge à l’issue de la projection. Lui, le réalisateur qui a traversé toutes les galères, allant jusqu’à écrire «des comédies romantiques sorties directement en VOD» sans être rémunéré pour enfin réussir à s’affirmer, vient d’émouvoir aux larmes une salle entière et célèbre ça dans l’intimité de sa villa avec un bol de macaronis au fromage, obnubilé par l’idée qu’il pourrait bien être, selon les critiques, le «nouveau Spike Lee». Ça devait être sa soirée; ça va aussi être sa fête.
Très vite, l’univers confiné de Malcom & Marie se révèle factice : jusque dans ses plus beaux plans, le film transpire la passion du cinéaste pour son propre nombril
Elle, Marie, actrice encore débutante et amour inconditionnel de Malcolm, reste interdite. Pire : elle semble cacher sa colère. Tandis que l’homme, toujours dans son costume de soirée, ronge son frein en attendant les premières critiques qui ne vont pas tarder à tomber, elle passe à table : pourquoi ne l’a-t-il pas remerciée dans son discours ? Elle, qui vient d’assister, sur grand écran et dans une salle bondée, au récit de son propre passé – celui d’une ancienne junkie que l’amour a sortie de la came – a été royalement snobée par celui qui l’a raconté. Ce n’est pas pour son attitude pompeuse de jeune cinéaste brillant qu’elle lui en veut; les choses qu’elle lui reproche ont, bien sûr, à voir avec son art, mais elles sont plus intimes. Elle est absente du générique; pourtant, elle avait tout ce qu’il fallait pour jouer le rôle, «son» rôle. Ou au moins être créditée comme sa muse…
Pendant 1h45, Sam Levinson déroule reproches et rapprochements dans un film personnel, aussi beau qu’il est exaspérant. Le réalisateur a su tabler sur le travail de ses collaborateurs techniques sur Euphoria, qui contribuent pour beaucoup à la réussite de la série, dont le directeur de la photographie Marcell Rév et le monteur Julio Perez, dont la virtuosité compte pour beaucoup dans la fabrication de l’écrin sublime fait sur mesure pour les acteurs John David Washington et Zendaya, éblouissants de justesse dans leurs émotions. Mais très vite, cet univers se révèle galvaudé, pour ne pas dire complètement factice : jusque dans ses plus beaux plans (un travelling droite-gauche qui va et vient, filmé de l’extérieur, suit derrière les baies vitrées Malcolm qui fulmine en faisant les cent pas autour d’une grande table, tandis que Marie, statuesque, fume passivement sa cigarette), le long métrage transpire la passion du cinéaste pour son propre nombril (et plus bas encore).
En s’attaquant à des thèmes importants, dont le «male gaze», la politisation d’une œuvre d’art ou encore tant de choses relatives à la création et à l’inspiration – le parallèle avec l’amour se dresse naturellement –, Sam Levinson se noie dans son discours. Quand le réalisateur et scénariste met le doigt sur quelque chose, c’est automatiquement pour détourner les sens du spectateur, qui ne doit pas voir l’opposition entre ce qu’il dit et ce qu’il fait. Facile, quand on accouche d’une œuvre aussi gracieuse. Mais on est loin d’être dupe : Malcolm & Marie est le produit d’un regard masculin, quoi que l’on en dise, et ce long mea-culpa en noir et blanc n’excuse rien. Malcolm, lui, peut bien citer la longue liste de ses réalisateurs favoris, de Gillo Pontecorvo à Barry Jenkins, tout ça pour que Levinson n’ose salir le souvenir de ceux qu’il imite ici, parfois jusqu’à la copie troublante qui présente les mêmes défauts : John Cassavetes et Ingmar Bergman.
Là où le film reste pertinent de bout en bout, c’est quand il cède la place à l’amour au sens strict, débarrassé de toute la dualité artiste/muse tellement problématique. Aux bavardages incessants du script répondent alors d’autres langages, celui de la caméra, enfin sincère et émouvante (le dernier plan de Zendaya, lent travelling qui décuple la puissance de ses mots), et celui du duo d’acteurs, à l’interprétation magnifique et aux jeux de regards qui en disent plus long que tous leurs flots de paroles. Devant le charisme brut, presque terrifiant, de John David Washington, Zendaya, vraie star du film, enveloppe l’œuvre tout entière de sa domination naturelle qui puise sa force dans sa fragilité. Mis à part ça, ce qu’il «reste de nos amours», comme le demandait la chanson, est un océan d’ennui.
Valentin Maniglia