Luxembourg : les festivals déboussolés 

Alors qu’en Angleterre, Glastonbury vient d’annuler son édition 2021 et qu’en France, la solidarité et l’espoir sont de mise, qu’en est-il des festivals d’été au Luxembourg? Début de réponse avec les Congés annulés et les Francofolies d’Esch-sur-Alzette.

C’est le début d’une cascade d’annulations ou, par ruissellement, le signe qu’il faut très vite agir afin de sauver les festivals d’été d’une nouvelle débandade : jeudi, le mastodonte qu’est Glastonbury a annulé, pour la seconde année consécutive, son rendez-vous, célébré fin juin par plus de 200 000 personnes crottées de la tête au pied (avec, au passage, un manque à gagner de 111 millions d’euros pour l’économie du sud-ouest de l’Angleterre). Déjà au début de l’année, dans un rapport alarmant, l’organisme du secteur, UK Music, soulignait qu’après une saison blanche «balayée» par le virus, il existait «une réelle menace que la grande majorité des festivals de la saison 2021» subisse le même sort.

Parallèlement, en France, on cherche l’union sacrée, histoire justement que les politiques prennent des décisions, car mettre en place de telles manifestions, ça ne se fait pas du jour au lendemain et, surtout, ça coûte cher! Ainsi, lundi, le Hellfest a publié sur Facebook une lettre ouverte dans laquelle il interpelle la ministre de la Culture : «Nous n’avons pas le temps et il est urgent que vous en preniez conscience», évoquant au passage, par voie de presse, une perte de 250 000 euros par mois (salaires, charges, emprunts à rembourser…). D’ailleurs, déjà fin novembre, près de 120 festivals de l’Hexagone signaient une tribune intitulée «Pourquoi on y croit!», «déterminés» qu’il sont «à faire vivre (leurs) évènements» cette année.

Du coup, dans un mélange d’optimisme, d’urgence et d’effet d’annonce, certains ont fait connaître leurs têtes d’affiche, à l’instar de We Love Green ou encore des Eurockéennes (on retrouve notamment Massive Attack pour ces deux rendez-vous), tandis que d’autres jouent la prudence – le Printemps de Bourges a d’ores et déjà renoncé à sa plus grande salle, le W (10 000 spectateurs). Mais quid du Luxembourg? Premier de cordée, les Francofolies d’Esch-sur-Alzette, reportées en 2020, sont revenues à la charge il y a un mois avec les mêmes artistes au menu (Nekfeu, Eddy de Pretto, Philippe Katherine, Clara Luciani…), pour des festivités espérées du 11 au 13 juin. 

De leur côté, les Rotondes, pour l’instant, prennent la température et multiplient les «options» à l’internationale avant de donner du corps à leurs plus modestes Congés annulés, seul festival musical, rappelons-le, à s’être tenu (certes raboté) au Grand-Duché en été 2020. Loïc Clairet et Marc Hauser, les deux têtes pensantes de ces rendez-vous, racontent la situation du moment : le travail dans l’ombre, l’attente difficile, les idées alternatives, le vaccin, les avancées technologiques et médicales… Et cet état d’esprit commun qui tient à une phrase, toute bête : «Pour l’instant, rien ne nous interdit d’y croire!» Début de réponse.

Le dernier festival auquel a assisté Marc Hauser, c’était la semaine dernière… devant un écran! Comme d’autres programmateurs au pays, il n’a pas voulu sacrifier l’habituelle célébration de l’Eurosonic, festival «défricheur» pour les fans de musiques dite alternatives (comprendre moins grand public). Mais ce coup-ci, pas de voyage en van aux Pays-Bas, ni de concerts remuants jusqu’au bout de la nuit avec les copains, mais une petite «réunion» à la cool, pour découvrir les futures promesses en streaming.

Oui, le virus a troublé les coutumes et chahuté les réflexes, quand on le retrouve, pinceau à la main, en train de renover le backstage des Rotondes : «Il faut être prêt quand tout cela reprendra!», lâche-t-il dans un rire. Mais quand? Le sourire retombe… «C’est comme en 2020 : on avance dans l’inconnu et on programme à vue. Il y a juste ce rythme bizarre, sournois, qui s’est instauré : avec ou sans confinement, avec ou sans couvre-feu, avec des restrictions plus ou moins importantes…» Depuis le 11 janvier (et jusqu’à la fin du mois), il est d’ailleurs autorisé à rouvrir sa salle pour des concerts sacrifiés sur l’autel des mesures sanitaires, soit «avec des chaises distancées de deux mètres, des masques, trente personnes maximum et un bar fermé». Youpi… «Mais il y a des amplis et des lumières qui clignotent, choses que l’on n’a pas à la maison!», précise-il d’un ton moqueur.

Car pour lui comme pour tant d’autres à la tête de salles et de festivals, les regards sont tournés vers les beaux jours : «Je pense que c’est dans la tête de chaque programmateur de faire un maximum en extérieur», soutient-il, comme en témoignent les nombreuses initiatives qui ont éclos au Luxembourg fin mai-début juin l’année dernière, entre concerts dans les parcs, drive-in musical et terrasses (ou parvis) plus ou moins improvisées. Volontaire, il a même réussi, en août, à proposer une version plus légère et en plein air de ses Congés annulés sans qu’aucun cluster ne vienne gâcher la fête. «Oui, tout s’est très bien passé!»

Il a d’ailleurs la tête à la prochaine édition qui, selon ses dires, se construit doucement : «La programmation avance bien, mais il n’y a aucune confirmation des groupes, que des options… On en saura plus quand les grands festivals commenceront à garantir la venue de certains artistes.» Bref, «tout le monde est dans l’attente» et, en espérant mieux, comme tous les autres, «on fait comme si de rien n’était, et on verra au dernier moment si ça passe… ou pas!». Une nécessité de se donner de maigres perspectives que partage Loïc Clairet, à la tête des Francofolies d’Esch-sur-Alzette : «On se positionne dans la même démarche que tous les festivals européens : on y croit! On ne peut pas imaginer un second été sans musique. Ni nous, ni les artistes, ni le public!»

D’où ce message, juste avant les fêtes de Noël, confirmant la tenue du festival pour la mi-juin 2021. Une façon de se convaincre que rien n’est insurmontable? «Sûrement, s’enthousiasme-t-il. Il faut d’abord être optimiste! La ville a donné son accord, et l’équipe est au travail depuis le report de l’année dernière. En même temps, est-ce que l’on a vraiment le choix?» Car l’organisation d’un tel évènement, aux tentaculaires ramifications, ne se règle pas d’un claquement de doigts : «Il y a les discussions avec les boîtes de production, les décors à construire, les partenariats à gérer… Ça prend du temps! Mais si on se prépare bien et que tout fonctionne, on sera prêts. C’est le but!»

S’il y a une chose que la pandémie a démontré concernant les musiques actuelles, c’est bien le manque d’harmonisation à l’échelle européenne (malgré d’âpres discussions, menées notamment par la Rockhal). Car avec un virus aux vagues plus ou moins intenses en fonction des pays et des mesures propres à ces derniers pour l’éradiquer, il devient compliqué, voire impossible, de programmer des groupes qui viennent de trop loin. «Cette  dépendance, c’est le nœud du problème. Le dénouer est actuellement impossible!», reconnaît Marc Hauser. Il poursuit : «Ces formations internationales, c’est la matière première! Si elles estiment qu’il y aura trop de risques à tourner en avril ou en mai, elles ne seront tout simplement pas là.»

Même son de cloche chez Loïc Clairet, qui confirme : «On est dans des échelles qui dépassent largement les frontières du pays. Et rappelons qu’une tournée ne peut se monter que si quatre ou cinq pays peuvent l’accueillir.» Avec les Francofolies, le casse-tête est toutefois moins assommant : «On a cette chance, cet avantage, de travailler avec des artistes francophones et francophiles, soit de Belgique, de France et, plus loin, du Canada. C’est quand même plus simple, plus immédiat, pour établir un dialogue et convenir de dates.» Sans oublier, en dehors de ces considérations géographiques, qu’il faut aussi prendre en compte les mesures sanitaires en vigueur à domicile : «Oui, on se pose toujours la même question avant de faire une demande à un groupe : musicalement, est-ce que ça marche si on est assis? Cela ne joue pas en notre faveur ni en faveur des artistes!»

Concrètement, si on se base sur les protocoles actuels, à quoi pourrait ressembler un festival d’été au Luxembourg? Pour ce qui est des Rotondes, qui, face à la complexité de la situation, doivent «ruser», il y a toujours la solution locale, comme ce fut le cas l’an dernier avec des Congés annulés à 80 % «made in Luxembourg». «Oui, une version bis est envisageable», avoue Marc Hauser, même si ce n’est pas à l’ordre du jour. Lui préfère prendre la température auprès des différents agents qu’il a en ligne ou par mail : «Certains d’entre eux misent sur un retour à la normal. On parle souvent des vaccins ou du développement des tests rapides, de ceux que l’on fait avant de rejoindre le concert.» Et que pense-t-il d’un «passeport vaccinal», qui permettrait de montrer patte blanche avant d’entrer dans une salle? «Franchement, je ne l’espère pas!» Car lui, tout ce qu’il demande, c’est de «pouvoir être debout» devant une scène, même «masqué»!

Pour sa part, Loïc Clairet a déjà imaginé quelques solutions, notamment auprès du réseau des Francofolies (La Rochelle, Spa, Canada, La Réunion). «Il faut profiter de l’expérience des autres!», lâche-t-il. Alors, dans quelle disposition pourrait-on assister à un show de Philippe Katherine au Gaalgebierg? Soit à travers des «îlots» (NDLR : des places destinées à 5-6 personnes venues ensemble, comme les palettes en bois aux Congés annulés 2020), soit par une «déambulation», en l’occurrence «des parcours à petite jauge» où l’on bouge de scène en scène. «Avec un billet, vous pouvez aller voir 3-4 concerts dans 3-4 lieux différents. Ce qu’on veut, c’est qu’une rencontre se passe», explique-t-il.

Depuis vendredi, alors que l’on était resté sur une annonce énigmatique de la ministre de la Culture, Sam Tanson, sur les ondes de 100,7, on sait qu’une première série de concerts-tests auront lieu au Luxembourg – même s’il est franchement dommage que cela concerne uniquement le public assis (lire ci-dessous). En Allemagne, mais aussi en Espagne et bientôt en France (en février à Marseille), toute une série d’initiatives (bien tardives) permettent de mieux saisir la dangerosité (ou non) d’aller assister à un concert. Marc Hauser, lui, est divisé sur la pratique : «Il y a des études qui sont en effet sorties dans certains pays, mais il n’y a pas eu pour autant une réouverture des salles, non? Et en même temps, ça permettrait aux acteurs du milieu de mettre un peu la pression sur les politiques.»

À Esch-sur-Alzette, on a déjà cherché à éliminer les zones d’ombre et à se donner de nouvelles «bonnes pratiques» lors de la Nuit de la culture, le 19 septembre dernier : «C’était l’un des seuls événements grand public au Luxembourg, alors on en a profité pour expérimenter toutes une série de choses, notamment en collaboration avec les services de la commune.» Le résultat? Une «petite expertise» qui, malheureusement, n’a accouché à aucun moment d’un «document officiel» ou d’une «circulaire», reconnaît Loïc Clairet. «Il y a eu des responsables politiques qui sont passés par la Nuit de la culture et qui y ont vu des choses. Maintenant, quel bilan ils en tirent, je ne peux pas parler pour eux! Ils ont sûrement dû observer ça de loin…»

Alors qu’en France (il est vrai dans des dimensions difficilement comparables), la scène musicale défend âprement ses droits ensemble, au Luxembourg, on reste essentiellement dans des «discussions de couloir». Quant à la coopération, elle se résume depuis longtemps à des échanges (de salles, logistiques…) et à une forme de non-concurrence entendue. Du coup, alors que les contraignants protocoles anti-Covid les mettent dans les mêmes difficultés, toute proportion gardée, que les bars et les boîtes de nuit, personne dans le secteur ne monte au créneau pour faire entendre la voix de tout un milieu. «Oui, c’est dommage, souffle Marc Hauser. J’ai l’impression pourtant qu’il y a cette volonté, cette envie commune, et que tout le monde y croit! Et peut-être, en effet, avec un porte-voix, on pourrait exiger plus de droits, moins de restrictions.»

Car, on l’a bien vu avec l’ouverture des théâtres et des musées au Grand-Duché, les solutions apportées face à la pandémie pour soutenir la culture dépendent de choix nationaux, parfois en contradiction avec ce que l’on observe dans les pays voisins. Ce qui fait dire à Loïc Clairet : «En effet, il manque peut-être un acteur fort qui porterait une parole à un niveau national. Oui, il y a un vrai déficit en termes de visibilité, et un soutien collectif, un dialogue commun, une harmonisation, seraient efficaces, bien plus en tout cas que de simples discussions vite oubliées.» Qui pourrait alors endosser ce rôle? La Rockhal par sa stature? Son Centre de ressources par sa connaissance des acteurs? Music:LX – ou maintenant Kultur:LX – pour sa connaissance plus globale du terrain? Il n’est pas encore trop tard pour se mobiliser. Mais il serait aussi censé de ne pas trop traîner.

Grégory Cimatti

Il manque peut-être, pour la scène musicale, un acteur fort qui porterait une parole à un niveau national