Entre couvre-feu, télétravail et vacances annulées, les prostituées viennent de vivre une année qui les plonge un peu plus dans la précarité, elles qui ne bénéficient d’aucune aide.
À peu près tout le monde sait où les trouver au Luxembourg et, pourtant, elles se considèrent – avec d’autres personnes mises à la marge de la société – comme des oubliées de la crise. Quand on les croise dans les rues autour du Strëch dans le quartier de la Gare, on les ignore consciemment ou pas, ou on les jauge d’un œil goguenard ou condescendant. Ce sont les putes, les prostituées, les travailleuses du sexe. Au Luxembourg, la prostitution est tolérée mais pas reconnue. Alors en période de crise comme celle que nous traversons depuis près d’un an, elles ne peuvent compter que sur elles-mêmes et sur l’aide d’associations. Les prostituées n’ont droit à aucune aide de la part de l’État. Entre confinement, couvre-feu, crainte du virus et autres effets secondaires de la pandémie, certaines ont raccroché et d’autres se débrouillent pour manger ou payer leur loyer.
«Certaines travailleuses du sexe sont encore plus dans l’illégalité qu’avant, témoigne Tessy Funck, la responsable du dispensaire pour travailleurs du sexe, dropIn, de la Croix-Rouge luxembourgeoise. Le travail est encore plus délicat pour celles qui ont décidé de continuer, contrairement à celles qui ont arrêté de travailler par sécurité pour ne pas risquer d’attraper le Covid-19. La prostitution est leur seul revenu et leur existence dépend des passes qu’elles effectuent.»
Pour se rassurer, elles ont choisi de ne plus travailler qu’avec des clients fidèles en l’hygiène desquels elles ont confiance. «Cela n’a pas été évident. Les clients étaient moins nombreux. En télétravail, ils n’avaient plus d’excuses pour sortir de chez eux et rencontrer des prostituées, indique Tessy Funck. La situation a été la même pour les quelques-unes qui ont basculé leurs activités sur le web. Comment expliquer à son épouse que l’on s’isole devant son ordinateur pour dialoguer avec une prostituée?»
Ces initiatives n’ont pas suffi à les maintenir à flot. Les prostituées ont connu une perte de revenus certaine. «Le couvre-feu n’a pas facilité les choses. Même si elles arpentent les trottoirs du quartier de la Gare depuis le matin, l’essentiel de leurs activités ont lieu en soirée», explique Tessy Funck. En temps normal, les filles qui font le tapin disposent d’une fenêtre de tir entre 20 h et 3 h du matin pour travailler sans être ennuyées. «Les policiers ont été très compréhensifs. Ils n’ont pas verbalisé les prostituées pour n’importe quoi. Ils savaient que certaines étaient dans des situations très précaires et n’ont pas voulu les enfoncer plus. Ils savent qu’elles ne bénéficient pas du soutien du gouvernement», raconte la responsable du dispensaire de la Croix-Rouge.
Les prostituées n’ont également pas pu compter sur les revenus générés habituellement lors des saisons touristiques. «Le Luxembourg est un lieu de transit pour la prostitution, qui s’adapte en fonction des flux touristiques. Généralement, pendant l’été ou l’hiver, beaucoup de travailleuses du sexe partent aux Baléares, aux îles Canaries, au Portugal, dans les stations de sports d’hiver… Un peu partout où il y a beaucoup de touristes», poursuit la responsable. Entre fermeture des frontières et quarantaines, cela n’a pas été le cas cette année.
La pandémie ne leur a laissé aucun répit. Si le déconfinement a pour effet un retour progressif de la clientèle, la situation des prostituées demeure incertaine. Heureusement, au plus dur de la crise, elles ont pu compter sur l’aide des associations et de leurs donateurs. «Avec Caritas, nous leur avons distribué des bons d’achat pour leur permettre de faire des courses au supermarché. Cela évite de donner de l’argent directement aux filles qui font partie de réseaux de traite. Idem pour les prostituées toxicomanes. C’est à elles de voir ce qu’elles décident de faire du bon d’achat, si elles l’échangent contre de la nourriture ou contre une dose de drogue, explique Tessy Funck. Nous avons fourni des aides au loyer. Nous avons essayé de les soutenir les plus possible à hauteur de nos moyens.» Le Parlement européen a fourni des paniers repas.
Mille visages et autant d’histoires
Plus de deux mille femmes proposeraient des services sexuels en échange d’argent au Luxembourg. «Le service dropIn est fréquenté par environ 700 personnes différentes chaque année, mais nous avons estimé qu’il y aurait deux ou trois fois plus de prostituées actives au Luxembourg. Nous partons du principe que pour chaque fille rencontrée en rue, une de ses collègues est avec un client et une autre se prépare à aller travailler», estime Tessy Funck.
La prostitution n’a pas lieu que dans la rue. Elle se pratique dans des chambres d’hôtel ou des appartements. Elle a tous les âges – entre 35 et 45 ans en moyenne –, mille visages et autant d’histoires. Il y a les frontalières qui rentrent chez elles à Metz ou à Athus après chaque fin de journée. Il y a les occasionnelles qui pratiquent la prostitution quand cela les arrange, avant les fêtes de fin d’année, la rentrée scolaire ou les grandes vacances. Il y a les jeunes toxicomanes qui alpaguent le client au feu rouge dans l’urgence de s’offrir leur dose de drogue. Il y a les filles qui se font payer des sacs de luxe, leurs factures ou de bons restaurants. Et puis, il y a les prisonnières des réseaux, les victimes de la traite humaine.
Les travailleurs sociaux de dropIn les côtoient au quotidien, mais font preuve de pudeur et de discrétion à leur égard. «Nous ne leur demandons rien. Elles sont libres de venir chez nous ou pas. Nous ne connaissons certaines que par nos tournées de streetwork. Elles ne veulent pas être vues dans un service dédié aux prostituées. Notre travail est basé sur la confiance. Cela commence par ne pas essayer de nous mêler de leur vie privée», explique Tessy Funck. Fondé en 1998, ce point de contact pour les professionnels du sexe et les toxicomanes est avant tout un espace sûr, neutre et anonyme qui offre un soutien médical, social, psychologique ou matériel et qui respecte les choix de vie des personnes sans les juger.
L’équipe de dropIn reste neutre, mais pas indifférente pour autant. Elle écoute, observe, analyse et déduit. Depuis le début de la pandémie, elle soutient plus que jamais moralement les bénéficiaires de ses services et garde un œil sur les femmes qu’elle soupçonne de faire partie de réseaux criminels. «Nous avons été formés à repérer les victimes de la traite. Nous sommes conscients que certaines filles font partie de réseaux, mais ce n’est pas à nous de nous en charger. Nous relayons nos doutes à des services spécialisés et à la police judiciaire. Nous n’avons pas les moyens de les protéger et mon équipe et moi n’allons pas nous mettre en danger», indique Tessy Funck.
Prise de conscience
C’est cette empathie et cette connaissance du terrain et de la société qui font craindre un regain de la précarisation au sein de la société luxembourgeoise à l’issue de la crise si elle continue à s’éterniser. La responsable du service redoute une augmentation du nombre de femmes obligées de se prostituer pour survivre. Elle redoute également les effets de la crise sur la santé psychique des travailleuses du sexe et des autres personnes en marge. «Celles qui mènent une double vie ont eu de sacrés problèmes. Elles ne savaient pas comment expliquer leur perte de revenus à leurs familles», raconte Tessy Funck. «La prostitution est devenue un métier précaire au Luxembourg.»
L’isolement et la solitude de la marge les précarisent davantage. Actuellement, l’incertitude de l’après-crise et la peur qui s’immisce inconsciemment dans toutes les couches de la société érigent des barrières encore plus grandes entre les oubliés des crises et la société. «Nous faisons également de l’échange de seringues. Les toxicomanes et les personnes qui font la manche nous ont rapporté que depuis le début de la crise les gens s’arrêtaient moins pour leur parler et leur donnaient moins, déclare Tessy Funck. Leur vision réveille la peur de se retrouver à leur place, alors on préfère les ignorer et penser qu’ils ont cherché leur situation. L’isolement social touche toutes les couches de la société et la crise est une épreuve pour tous. Certains sans-abri qui n’étaient qu’alcooliques ont commencé à se droguer, pensant ainsi tenir bon.» Ces dépendances invisibles font partie, comme les violences conjugales, des phénomènes sociaux en augmentation qui marquent les effets négatifs de la crise sur les gens.
Tessy Funck a un message à faire passer en ce sens : si les prostituées se qualifient elles-mêmes d’«oubliées de la crise», elle n’a «jamais donné autant d’interviews que l’année dernière. Les personnes précaires et en marge deviennent des sujets qui intéressent les médias et le public en raison de la crise. Ce serait mieux que la société ne pense pas à ces personnes qu’en temps de crise et qu’elle ne les oublie pas le reste du temps. Les prostituées préféreraient avoir plus de respect tout au long de l’année que juste pendant la crise. Quand la situation va se normaliser, on va à nouveau les oublier.»
On ne peut qu’espérer que cette prise de conscience de l’existence de personnes ayant des vies plus compliquées que la moyenne se prolonge après la crise et que les citoyens comprennent que par leur comportement positif, ils peuvent changer les choses.
Sophie Kieffer