Au Luxembourg, il en va des langues comme des biens immobiliers : leur valeur, souvent douteuse, ne cesse d’augmenter en se détachant progressivement de la réalité qui les fait naître, de leur complexité, de leurs défis. Réalité d’un pays où les inégalités, entre autochtones, résidents étrangers et frontaliers, s’affichent pourtant clairement à qui sait voir ou tendre l’oreille. Y compris dans le domaine des langues.
La politique aura mis longtemps avant de reconnaître les effets pervers d’une éducation nationale axée sur l’enseignement des langues officielles sans discrimination (et à la perfection, s’il vous plaît!) sur une partie de la population issue de la migration. Longtemps, avant d’en mesurer les méfaits, en termes de frustration et de manque d’estime de soi (mais pas seulement), chez les enfants, freinés dans leur motivation, et leurs parents, dont les rêves se brisaient sur la réalité d’un système impitoyable, qui n’avait d’autre but que lui-même. Peut-être qu’un jour il nous faudra également en dresser le bilan d’un point de vue économique, social, culturel…
Il ne faudra probablement pas moins de temps à la politique avant de réaliser que la flexibilité dont elle a fini par faire preuve dans l’enseignement des langues, afin de permettre la réussite du plus grand nombre dans nos écoles, est également une valeur qui est en train de faire ses preuves sur le marché de l’emploi. Là où ce qui compte consiste moins en des marques de déférence envers un idéal linguistique et ceux qui prétendent l’incarner qu’en des compétences solides et l’ouverture à l’autre, en tant qu’individu. Ouverture et indulgence pragmatique qu’on s’imaginerait bien promues davantage dans un pays où les compétences linguistiques (certifiées ou pas) dont un individu dispose ou pas servent souvent de prétexte pour passer sur ses autres compétences et faire croire qu’il ne saurait être utile. Alors qu’en pratique les hommes, n’en déplaise à certains, tendent plutôt à s’entraider et à s’entendre, surtout au travail. Voilà du moins ce dont ce pays multilingue, réel et souterrain, ignoré et sous-estimé est le laboratoire quotidien.
Frédéric Braun (fbraun@lequotidien.lu)